Loris Chavanette est historien, spécialiste de la Révolution française. Il a notamment publié Le 14 juillet de Mirabeau. La revanche du prisonnier (Tallandier, 2023) et La Tentation du désespoir (Plon, 2024).
«Il pleure dans mon cœur, Comme il pleut sur la ville, Quelle est cette langueur, Qui pénètre mon cœur ?» Ces vers du poète Paul Verlaine ont 150 ans cette année. Ils incarnent assez le sentiment qui est le mien à l'issue de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques : de la pluie et des larmes. Des larmes d'émotion d'abord tant le spectacle connut une ouverture et un finish grandioses, dignes du génie français avec la tour Eiffel en majesté, une femme frêle, debout, expirant à pleins poumons le plus merveilleux hymne d'amour, et puis le Louvre illuminé. Hommages à la paix et à la fraternité ont aussi été rendus (certes avec plus ou moins de bon goût). Le ciel trouva la cérémonie si belle qu'il pleura à grosses gouttes sur la capitale…du moins jusqu'à ce que du sang giclât sur la Seine. Alors succédèrent des larmes de tristesse.
Crachés depuis les fenêtres de la Conciergerie, les faisceaux rouges, couleur sang, ont maculé le ciel et l'eau du fleuve quand il faisait encore jour. La Conciergerie, c'est ce palais médiéval assis sur les bords de la Seine, devenu une prison sous la Révolution française. Par l'une de ses fenêtres apparut une femme, elle aussi vêtue écarlate, et portant, comme Saint-Denis, sa tête dans les mains. Puisque c'est là que fut détenue la reine de France Marie-Antoinette pendant son procès, et jusqu'à son exécution place de la Révolution, le 16 octobre 1793, tout le monde reconnut le visage poudré et la coiffure un brin excentrique de l'épouse de Louis XVI, un peu comme si elle sortait des mains de son coiffeur italien Léonard et qu'elle s'apprêtait à faire son apparition dans la Galerie des glaces. Mais cette tête, décollée, décapitée, d'un rouge vif, chantait un chant de mort : le «Ça ira» des Sans-culottes envoyant les «aristos à la lanterne». En un mot, la souveraine persifle sa propre mort après que le bourreau a fait son office.
Une image pleine de morgue que d'aucuns parmi les organisateurs de la cérémonie ont trouvée du meilleur goût, tant esthétiquement qu'historiquement. Ici, ce n'est ni la faute à Voltaire, ni celle à Rousseau, mais la faute à Boucheron. Ce dernier avait rêvé un pays au-dessus duquel serait inscrit en lettres d'or le beau nom de «Liberté» afin qu'au nom de la fraternité, tout le monde puisse s'y retrouver – d’ailleurs, la séquence du spectacle se déroulant à la Conciergerie est intitulée «Liberté». Sauf que Patrick Boucheron a inscrit ce mot, sans doute le plus beau de la langue française, en lettres de sang. La nuance est de taille et nous sommes en mesure de rappeler en écho la phrase que Manon Roland prononça au moment de monter, elle aussi, sur l'échafaud : «Liberté ! que de crimes on connaît en ton nom !» Phrase célèbre, si profonde, que Patrick Boucheron et ses contempteurs ont travestie aux yeux de milliards de personnes à travers le monde, faisant accroire l'idée que la Révolution se résumait à la Terreur et s'incarnait dans elle.
Voici donc la cérémonie, que l'on nous promettait hymne à la paix, finir dans une mare de sang, aussi royal et aussi coupable fut-il. La mémoire de la Terreur de 1793 triomphait ainsi de l'idéal de 1789 d'un monde neuf. 1789 que l'on baptisait déjà l'«An I de la Liberté», avant que la Révolution ne glissât sur la guillotine à s'en rompre le cou. De 1793, on aurait pu nous raconter l'abolition de l'esclavage, les mesures sociales ou encore les victoires militaires de la toute jeune république contre l'envahisseur. De 1789, on aurait pu, et sans doute dû, faire le récit de la prise de la Bastille, quand le peuple de Paris prenait son destin en mains, journée devenue notre fête nationale. C'est l'éclipse de la soirée. Mais certains ont jugé préférable de faire l'apologie du Tribunal révolutionnaire et de l'échafaud.
Bien sûr on criait indistinctement «Mort aux tyrans» et «La liberté ou la mort» depuis 1789, de même que toutes les révolutions sont cimentées par le sang, mais l'honneur d'une nation, qui en est passée par là, est de savoir enterrer la hache de guerre civile et chercher la concorde que des générations se sont efforcées de consolider depuis, surtout par une soirée aussi universelle ne méritant pas de tâcher d'une seule goûte de sang le manteau de la Seine, même symboliquement. Même le bicentenaire de la Révolution, en 1989, avait jeté un voile opaque sur la Terreur afin de se réunir au chant de la Marseillaise entonné par Jessye Norman, femme de couleur drapée de bleu, blanc, rouge. On savait encore pourquoi la place de la Révolution était devenue celle de la Concorde, et à quel prix.
Pourtant, j'avais fait un rêve : celui où le pays des Droits de l'homme de 1789 ayant vu disparaître, en 2024, Robert Badinter, l'avocat qui terrassa la peine de mort, se montrerait digne de son héritage et de sa mémoire à l'occasion de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris, la même année. Au lieu de cela, ils ont réveillé la guillotine. La dernière fois qu'elle avait coupé en deux un être humain, Robert Badinter avait 49 ans et plaidait déjà contre la lame, tandis que Patrick Boucheron n'avait que onze ans. On n'a pas à vivre avec les horreurs qu'on n'a jamais vues, et la France est pleine de fantômes qu'il faut laisser où ils sont.
Contre les thuriféraires de la violence et de la peine de mort pour des motifs politiques, je crois qu'à l'occasion des Jeux olympiques, jadis nés en Grèce, il n'est de meilleure réponse à leur opposer que le souvenir du Grec Alexandre le Grand recouvrant de son manteau la dépouille de son ennemi, le roi perse Darius, pour l'honorer. On se souviendra que le prince de cette lointaine époque ne se glorifiait pas du cadavre de son plus valeureux ennemi, mais que, de nos jours, certaines personnes, puissantes comme des princes, se réjouissent de montrer aux peuples, à plus de deux siècles de distance, la tête d'une femme ensanglantée.
Citoyens français, descendants de la vieille civilisation européenne passée par les révolutions pour accoucher dans la douleur de la démocratie, nous avons été humiliés jusqu'en nos os par ce relent de barbarie. Quel anachronisme ! Même les tyrannies les plus viles que nous entendons combattre et vaincre ne se vantent pas toutes de pratiquer encore la peine de mort dans leurs sous-sols. Heureusement que Robert Badinter n'a pas vu ça, lui qui mettait la justice froide au-dessus des instincts les plus bas, et qui avait poussé une colère monumentale sur un plateau de télévision pour dénoncer la tradition française de hisser des têtes sur des piques, même en effigie.
Que retenir en somme ? Rappelons peut-être que lors du bicentenaire de la Révolution, 55 montgolfières s'envolèrent à la même heure, dans plusieurs villes de France, pour acter l'ouverture des célébrations le 1er janvier 1989, en hommage au premier vol humain de 1783. Aussi, plutôt que la commémoration de la guillotine, je préfère retenir l'image légère et incandescente de la montgolfière de 2024 s'élevant au-dessus de Paris, comme un phare d'espérance universelle bercée par la pluie. Paul Verlaine, dont la poésie était rappelée ce soir du 26 juillet sur la couverture d'un livre, nous caresse encore avec ses vers vieux de 150 ans et toujours aussi modernes : «Ô bruit doux de la pluie, Par terre et sur les toits ! Pour un cœur qui s'ennuie, Ô le chant de la pluie !». Ça ira mieux demain.