Récit de Zhora Bitan
J’ai emmené mon mari à Oran, en 2009, revoir la ville natale de son père et l’appartement où il a vécu. Edmond, le papa de mon mari est né à Oran en 1934. En Algérie il était tailleur retoucheur au rez-de-chaussée de l’immeuble où il habitait avec ses parents. La boutique de retouches existe d’ailleurs encore.
J’appréhendais beaucoup de cette visite, moi, fille d’immigrés algériens, de venir dans le pays de mes parents accompagnés de mon mari, non musulman et juif d’Oran par son père. Je savais que ce genre de mixité n’est pas du tout apprécié et c’est ce qui me freinait à me rendre régulièrement dans le pays de mes parents. Aussi j’avais pris soin de faire mes papiers d’identité à mon nom de jeune fille pour ne pas avoir de problème à la douane. J’avais l’intime conviction que l’association de Bitan et Zohra pouvait me mettre en danger.
En Algérie, durant notre séjour, mon mari se sentait chez lui. Dans ma famille il a toujours été un membre à part entière alors il ne ressentait ni crainte, ni hostilité ni défiance vis à vis des algériens qu’il côtoyait au travers de ma famille.
Nous sommes allés à Oran, précisément dans la rue où habitait mon beau-père avec ses parents et frères et sœurs. C’était un immeuble délabré, dans une petite rue, sombre et au style très français dans son architecture. Je n’étais pas très rassurée de cette visite surprise du fils Bitan sur les traces de son père, mais c’était trop tard, on s’était lancé.
Rue de la Révolution, c’est là que nous nous rendions pour offrir à mon époux, cette découverte du lieu de vie de son père.
En bas de l’immeuble nous avons demandé à des gens de nous accompagner dans les étages pour aller jusqu’à l’appartement. C’était au 2e étage. D’emblée, j’ai présenté mon mari comme fils de pied-noir qui venait voir où avaient vécu ses grands-parents et son père. L’accueil fut chaleureux, enthousiaste et rapidement nous nous sommes retrouvés avec une ribambelle de gens et de gosses qui montaient les étages avec nous.
J’étais tout à coup heureuse, émue et fière d’avoir pris la décision de cette visite. Toutes les inquiétudes de rejet, de suspicion ou de racisme voire d’antisémitisme s’étaient envolées. C’était la fête ! Ça criait presque « oh ! il y a pied-noir dans la rue » et la rue se remplissait. Arrivées au second étage, avec une flopée d’invités surprise qui nous suivaient, nous avons frappé à la porte de l’appartement qu’occupaient les Bitan jusqu’en 1958. Une femme nous a ouvert. Il y avait son mari et des enfants. Elle n’a pas été surprise de nous voir si nombreux. Elle était souriante. Dans un Algérien plus que correct, je lui ai expliqué, sur le seuil de la porte, que mon beau-père, juif pied-noir, habitait son appartement pendant l’Algérie française et que j’emmenais son fils sur les traces de son père. Immédiatement, la dame nous a laissés entrer et a expliqué à son mari les raisons de notre visite. L’accueil a été formidable, chaleureux, enthousiaste et Yves était entouré de gosses qui le regardaient comme une curiosité. Il était le fils du « roumi » (français), pied-noir qui habitait ici il y a longtemps selon la conversation qui se partageait dans le petit salon de ce modeste appartement.
La femme et son mari nous proposèrent du thé, du café et des petits gâteaux. On refusa, car nous étions trop nombreux avec les invités de la rue et nous ne voulions pas déranger ce couple.
Il n’a pas fallu longtemps pour qu’Yves fonde en larmes, ému par cette visite sur les lieux de vie de sa famille mais aussi devant l’accueil chaleureux des gens contents de nous faire plaisir.
Nous avons pu visiter chaque pièce de ce petit logement et nous sommes redescendus, toujours avec la tribu surprise aux trousses. En bas, le quartier s’était apparemment donné le mot, car il y avait du monde qui nous attendait. J’avais tout à coup peur et je craignais pour notre sécurité. Aujourd’hui, rien que d’avoir imaginé cela j’ai quand même un peu honte.
L’Algérie était en pleine coupe de la CAN et on pouvait sentir la ferveur pour le foot mais surtout un patriotisme touchant et omniprésent. Les drapeaux de l’Algérie flottaient partout, en banderole dans les rues, aux fenêtres, en habit sur les gens et en affiche sur les murs. Cet étalage incitait et invitait à chantonner « One Two Tree viva l’Algérie » toute la journée.
Notre visite se terminait. Yves avait les yeux rouges des larmes versées et un bonheur qui avait collé des étoiles dans ses yeux et tracé un sourire radieux. Voilà, Yves visualisait maintenant l’endroit où avait vécu son père et surtout avait pris une perfusion de cette Algérie dont son père lui parlait tant. Faut dire que notre mixité est un peu une arnaque quand on y pense ! Le père d’Yves est d’Algérie, mes parents aussi et la maman d’Yves est de Touraine là où ma famille a vécu 8 ans après les bidonvilles. Finalement, nous avons quasi les mêmes origines…
La rue était en joie et Yves la star du moment. Plus d’angoisses, de peur ou même de sentiment d’insécurité, j’avais accompli un truc incroyable et j’étais fière de moi ! Après une petite visite chez le retoucheur du rez-de-chaussée qui nous avait lui aussi accueilli chaleureusement, nous nous apprêtâmes à partir, mais la ribambelle du quartier ne comptait pas nous laisser repartir les mains vides.
Bien que notre tête fût déjà bien remplie de ce merveilleux moment, Yves se fit accrocher autour du cou une écharpe de l’Algérie et mise dans sa main un petit drapeau d'Algérie lui aussi !
Je n’ai jamais aimé l’Algérie pour la seule raison que ma soif de liberté, sûrement trop grande n’est pas ajustée aux libertés, trop petites de ce pourtant grand pays. Mais je reste convaincue que les peuples sont capables d’amitié, de fraternité lorsqu’ils le décident… et ce jour-là, ils l’avaient décidé !
Zhora Bitan