Figure clé dans la politique néerlandaise de son temps, Johan Witt est entré dans l'Histoire pour avoir été la victime d'un assassinat des plus macabres, lynché et mutilé lors d'une vindicte populaire.
Au XVIIe siècle, les Français étaient des amateurs de la guillotine. Les Néerlandais, plutôt des adeptes du lynchage public avec "distribution" d'organes. C'est en tout cas le terrible sort qu'a rencontré l'homme d'État Johan de Witt le 20 août 1675 à La Haye, pris pour cible par une foule en colère.
Aux plus hautes fonctions de la république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas — ou plus simplement Provinces-Unies (1581-1795) — le grand-pensionnaire (Premier ministre) s'était pourtant fait réélire trois fois, à une époque surnommée "l'âge d'or néerlandais".
Malgré une carrière politique réussie, il n'a pu toutefois échapper aux tensions politiques des hautes strates du pouvoir, ou encore aux rivalités des ambitieuses puissances européennes de son siècle.
La carrière de Johan de Witt, éclatante à ses débuts
Le 24 septembre 1625 dans la plus vieille ville de Hollande, Dordrecht, Johan de Witt naît dans une famille illustre : son père est maire de la cité. Son avenir politique semble ainsi tout tracé : suivant les traces de son paternel, il commence sa carrière en devenant membre du conseil municipal de Dordrecht en 1650, puis monte les échelons pour être enfin élu, en 1653, grand-pensionnaire de la province de Hollande. Son rôle crucial dans la prise des décisions au sein des États généraux des Provinces-Unis lui confère finalement, en quelque sorte, la fonction de "chef de gouvernement".
Au pouvoir, Johan de Witt contribue à favoriser le développement commercial et le rayonnement du pays, tout en modernisant la marine néerlandaise : les routes maritimes commerciales asiatiques sont contrôlées par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie, VOC), ce qui fait des Provinces-Unis l'une des puissances les plus influentes de toute l'Europe. Mais les conflits avec ses plus coriaces ennemies, l'Angleterre et la France, font rage. Le grand-pensionnaire tente de négocier des pourparlers de paix tout en maintenant le contrôle des mers.
En parallèle, il doit toutefois mener une autre guerre : celle contre les partisans de la maison d'Orange-Nassau (Huis Oranje-Nassau), dynastie princière aristocratique dont les membres jouent alors un rôle militaire important au sein de la république, de par leur fonction d'officiers militaire, ou stathouders — "lieutenant" en néerlandais, équivalent de gouverneur général en Allemagne — de la province de Hollande. Aux côtés de la classe marchande républicaine, Johan de Witt tente d'endiguer l'influence politique grandissante de ces monarchistes sur son propre territoire.
1672, année de tous les désastres
Après près de vingt de "stabilité" plus ou moins préservée, la lutte entre les Provinces-Unies et la France de Louis XIV atteint son paroxysme. En 1672 débute ce qui sera appelé le rampjaar, "année désastreuse" : la république néerlandaise se fait attaquer par une coalition, parmi laquelle se trouve aussi l'Angleterre. Le territoire est rapidement envahi en raison du manque de résistance de l'armée de terre néerlandaise. Le peuple subit de nombreuses pertes et désigne très rapidement son coupable : Johan de Witt, qui aurait concentré tout l'effort de guerre sur les forces maritimes.
Si la situation est au plus mal pour la famille Witt, elle tourne davantage au vinaigre quand sur la base de fausses accusations de trahison, Cornelis est arrêté. Soumis à la torture et refusant d'avouer, il est emprisonné dans l'ancienne prison médiévale de Gevangenpoort, en attente d'un procès qui n'aura jamais lieu. Car quand Johan lui rend visite le 20 août 1672, il tombe dans un macabre piège.
Des assassinats des plus brutaux
Devant la prison, une foule en délire attend de pied ferme son arrivée. Et c'est le cas de le dire. Les deux frères sont traînés dans les rues, tués à coups de mousquets et de hallebardes, puis accrochés par les pieds au gibet de potence, où étaient habituellement pendus les condamnés.
Si les détails sordides de leur mort ont pu être remixés à la sauce des pro-Orangistes ou encore des puissances contemporaines étrangères, comme un récit édifiant de la fin de leur adversaire, il est raconté que leurs organes auraient été arrachés de leurs corps.
Leurs membres fraîchement découpés auraient été vendus aux enchères et exposés dans les pubs durant les semaines suivantes… voire même mangés dans une scène de cannibalisme (anthropophagie), selon la légende. Des mutilations décrites dans le romain La Tulipe noire d'Alexandre Dumas (chapitre IV, 1850) :
Chacun voulut donner un coup de masse, d’épée ou de couteau, chacun voulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d’habits. Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien déchirés, bien dépouillés, la populace les traîna nus et sanglants à un gibet improvisé, où des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds. Alors arrivèrent les plus lâches, qui n’ayant pas osé frapper la chair vivante, taillèrent en lambeaux la chair morte, puis s’en allèrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et de Corneille à dix sous la pièce.
Une langue et un doigt préservés
Si la véracité de la "fin cannibale" de Johan de Witt est encore à démontrer, une certaine crédibilité aux événements de cette histoire est apportée par des restes potentiels des frères Witt : une langue et un doigt auraient été obtenus et conservés par leurs partisans, qui firent fabriquer une boîte en argent pour les préserver, avec la scène du meurtre gravée sur le couvercle. Un réceptacle cachant aussi des documents en décrivant le contenu, notamment un poème commençant par : "Cette boîte contient la 'partie merveilleuse' / de Johan de Witt" (Dees doos bezit / het wonder lit / van Jan de Witt).
Devant le choc qu'ont provoqué ces reliques aux visiteurs du Musée d'art de La Haye (Kunstmuseum Den Haag) deux siècles plus tard, leur exposition a été interdite en 1894 par le conseil municipal de la ville. Elles sont désormais à nouveau exposées à la vue de tous en ces mêmes lieux.
Un rival bien mieux loti
Guillaume d'Orange-Nassau aura quant à lui un destin plus glorieux. Désormais à la tête des Provinces-Unis, il parvient à sauvegarder les intérêts néerlandais dans différents traités de paix. Ne pouvant lutter à la fois contre l'Angleterre et la France, cependant, il épouse en 1677 sa cousine la princesse Marie d'Angleterre, fille aînée de l'héritier du trône anglais Jacques II. Guillaume renversera ce dernier lors de Glorieuse Révolution (1688-1689), obtenant ainsi les couronnes d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande et prenant le nom Guillaume III. Dès 1813, sa maison d'Orange-Nassau deviendra par ailleurs la maison régnante des désormais nommés Pays-Bas. Mais c'est une autre histoire.
Mathilde Ragot