« Ce film, c’est mon regard sur mon pays, ma terre natale, ces personnages que je connais très bien », disait Carlos Chahine aux Rencontres du Cinéma de Gérardmer, où était présenté en avant-première son film « La nuit du verre d’eau » (sortie le 14 juin). « Je suis un exilé, mon attachement est viscéral à cette région du monde », confiait le réalisateur qui vit en France depuis 1975, et a redécouvert plus tard son pays natal, le Liban.
C’est bien au Liban, mais en 1958, que se déroule ce long-métrage, dans un village d’une vallée montagneuse jusqu’où grondent les « troubles » qui agitent la capitale. C’est là que se sont réfugiés des Français fuyant Beyrouth en guerre, une femme libérée (Nathalie Baye) qui évoque facilement ses trois maris et ses amants, et son fils médecin (Pierre Rochefort). « J’ai eu la grande chance que Nathalie Baye ait accepté de jouer dans mon film, elle représente le cinéma français. Le fait qu’elle dise ‘’Quel beau pays !’’, pour moi ça n’a pas de prix », sourit le réalisateur, qui a confié à la comédienne un rôle secondaire dans ce récit.
« C’est une société très dure pour les femmes »
Tandis que les hommes montent la garde à l’entrée du village, la population est en émoi des larmes de sang que verse une statue de la Vierge. « Pourquoi il y a la guerre ? », demande un petit garçon à sa maman, Layla, interprétée par Marilyne Naaman, comédienne qui vient également de participer à « The Voice ». Jeune femme élégante et sensuelle, Layla est le personnage principal de ce film, l’aînée de trois sœurs d’une famille aisée de Chrétiens libanais. Elle est mal mariée à un homme qu’elle n’a pas choisi, le père impose aussi un prétendant à la sœur cadette qui a déjà un amoureux, et la troisième rejette la tradition, affirmant qu’elle n’est « pas à vendre », veut s’émanciper, aller à Beyrouth, être avocate…
Coincée dans un mariage triste, une famille traditionnaliste, et une société où on ne pardonne jamais à une femme, Layla se jette au cou du médecin français. « C’est une société patriarcale », dit Carlos Chahine, « C’est une société très dure pour les femmes, comme toutes les sociétés orientales, elles n’ont pas la chance de décider pour leur destin. Tout le monde est victime dans ce genre de société, il y a de la souffrance chez les femmes et chez les hommes », ajoute le réalisateur, qui a tourné un beau portrait de femme : « C’est le regard d’un homme sur les femmes, c’est un film de femmes, on a envie de les rendre encore plus belles ».
« C’est un pays ruiné économiquement »
Le titre français, « La nuit du verre d’eau », fait référence à ce verre réclamé pas son fils à Layla, la nuit précédent une décision irréversible. Le titre arabe signifie quant à lui « Terre d’illusion », celle que bien des Libanais avaient en 1958, rêvant alors d’un futur moderne pour leur pays. « C’est la nostalgie d’un paradis perdu qui n’a de paradis que le nom. Le Liban est un pays merveilleux, même s’il est très abimé », assure Carlos Chahine, « C’est une tragédie sans fin, l’histoire de ce petit pays. J’ai montré le pays que j’ai connu dans mon enfance. En 1958, tout était déjà en germe. Pour moi, ça parle du Liban d’aujourd’hui. Les Libanais sont fatigués, épuisés, c’est un pays ruiné économiquement. Dans cet épuisement, je ne sais pas d’où viendra l’étincelle d’une nouvelle révolte ».
Dans la famille bourgeoise de son film, on parle français et les sœurs chantent Dalida : « Dans les années 50, tout le monde parlait français, aujourd’hui c’est beaucoup plus l’anglais », constate Carlos Chahine, « Il y a une histoire lointaine entre la France et le Liban, depuis Louis XIV ; il y a eu des liens extrêmement forts entre les chrétiens libanais et la France, toute la classe moyenne mettait ses enfants dans des écoles privées, françaises et religieuses. Naturellement, pour beaucoup de Libanais, la France était notre deuxième pays, les choses ont beaucoup changé ».
Patrick TARDIT