Antonine Maillet, acadienne jusqu'au bout de la plume

Antonine Maillet, romancière et dramaturge acadienne, ici en 2021,

Elle était longtemps une légende vivante de la culture acadienne et la première lauréate non-européenne du prix Goncourt en 1979 avec Pélagie-la-Charrette.

Antonine Maillet s’est éteinte « paisiblement » dans son domicile à Montréal lundi 17 février, à l’âge de 95 ans, selon le communiqué diffusé par son éditeur.

La ville d’Outremont, où la romancière résidait, n'avait pas attendu son décès pour lui rendre hommage. Elle lui avait dédié dès 1979 une avenue Antonine-Maillet pour honorer son exploit de remporter le prix Goncourt avec Pélagie-la-Charrette. Cette œuvre raconte la déportation de milliers d’Acadiens vers le sud des États-Unis, il y a 270 ans. Lors de cette tragédie, connue comme le Grand Dérangement, probablement plus de 12 000 Acadiens furent expulsés, leurs maisons brûlées et leurs terres confisquées. Aujourd’hui, les Acadiens constituent une ethnie vivant principalement en Amérique du Nord, dans les provinces canadiennes du Nouveau-Brunswick, de l'Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse (qui forment l'Acadie) et du Québec, ainsi que dans l'État américain du Maine.

La première non-Européenne à recevoir le prix Goncourt

En tant que première non-Européenne à recevoir le plus prestigieux prix littéraire de France, Antonine Maillet a aussi en quelque sorte ouvert la porte à l’esprit francophone du prix : à Tahar Ben Jelloun, devenu en 1987 premier lauréat marocain et africain avec La Nuit sacrée, à Amin Maalouf, devenu en 1993 premier lauréat libanais avec Le Rocher de Tanios) ou à Andreï Makine, devenu en 1993 premier lauréat russe avec Le Testament français.

Avec sa langue française aux accents uniques, Antonine Maillet a toujours fait effet dans ses 40 œuvres publiées. En tant que romancière et dramaturge, elle était un phare de l’acadianité et incarnait la renaissance et la reconnaissance internationale de la culture de l’Acadie. Variant selon les sources, au Canada, près d’un Québécois sur sept, soit près d’un million, est d’origine acadienne.

C'étaient ses parents, instituteurs et patriotiques, qui avaient inculqué l’esprit de l’acadianité et la culture française à Antonine Maillet. Née le 10 mai 1929 à Bouctouche dans la région de Nouveau-Brunswick, cette enfant « turbulente » a cinq sœurs et trois frères. Baccalauréat en arts en poche, elle devient à son tour institutrice, avant d’écrire ses premières pièces de théâtre pour les étudiantes d’un collège. Mais c’est dans son premier roman, Pointe-aux-Coques, publié en 1958, qu’elle emploie le français acadien pour la première fois dans un texte littéraire. Dans la même année, elle remporte pour sa pièce Poire-Acre le prix du Festival national d’arts dramatiques.

L'incroyable succès de La Sagouine

Après une licence en lettres à l’Université de Montréal, elle y enseigne avant de faire des recherches sur le folklore acadien qu’elle mettra ensuite aussi au centre de sa thèse, Rabelais et les traditions populaires en Acadie, publiée en 1971, après avoir étudié deux ans à Paris. Le succès inattendu de La Sagouine lui permettra de quitter l’enseignement et se consacrer entièrement à la l’écriture.

Car même au-delà de son prix Goncourt, La Sagouine a certainement créé la plus grande popularité d’Antonine Maillet. Lors de la publication de la pièce en 1971, tous les exemplaires du livre sont vendus en cinq mois. Sans parler de la tournée à succès de la mise en scène de cette histoire d’une fille de pêcheurs de morue, une Arcadienne racontant des récits de son pays dans la langue du pays. La pièce a été aussi adaptée pour la radio et la télévision, sans oublier le record de la comédienne Viola Léger qui a interprété pendant 50 ans et à plus de trois mille reprises le personnage de La Sagouine ! Et Bouctouche, le village de naissance de l’écrivaine dans la province canadienne du Nouveau-Brunswick, a même fondé en 1992 un parc du Pays de la Sagouine pour la plus grande joie de 60 000 touristes qui s'y rendent chaque année.

Une Acadie arriviste

Mais souvent, l’œuvre littéraire de Maillet en a énervé plus d'un. Quand les uns célébraient son emploi du vieux français acadien et son raffinement dans la recherche de l’oralité de sa langue, d’autres critiquaient volontiers son succès comme celui d’une « Acadie arriviste » sur la base d’un français acadien folklorique.

En tout cas, en 1977, le prix Goncourt lui avait échappé de justesse. Les Cordes-de-bois, son premier long texte de fiction est arrivé cette année-là à égalité avec le roman de Didier Decoin, John l’Enfer, mais le jury avait alors refusé de lui donner le prix avec l’argument qu’il ne peut pas être remis « à une œuvre écrite dans la langue d’avant Malherbe ».

Dans ses œuvres, Antonine Maillet avait toujours montré une grande admiration pour François Rabelais, mais aussi pour William Faulkner, Marcel Proust ou Gabriel Garcia Marquez avec lesquels elle a partagé une sensibilité pour les jeux de mots.

« Mon testament »

Dans son dernier roman, Mon testament, publié en 2022, elle avait démontré un geste particulier envers ses personnages accouchés pendant ses soixante ans d’écriture. Une sorte de dialogue avec ses héroïnes créées par son esprit et avec lesquelles avait toujours entretenu une relation forte et intime, de la Sagouine en passant par Pélagie, jusqu’à Jeanne de Valois.

Au micro de RFI, elle avait expliqué son penchant littéraire pour les gens d’en bas de façon suivante : « J’avais le goût de révéler un peuple en train de monter et l’Acadie monte par opposition à la vieille… à la vieille Europe, par opposition… Le nouveau monde monte, vous comprenez ? Alors, en ce sens, ce n’est pas ma prédilection pour les gens d’en bas, [elle] n’allait pas que pour les Acadiens que j’ai appelés les crasseux. C’était pour tous les gens qui viennent de populations en train de se réveiller, de renaître, de surgir. Actuellement, la vitalité de la francophonie vient de la périphérie. »

Siegfried Forster