Si on y mange plutôt bien, ces hauts lieux littéraires soignent leur réputation en essayant de ne pas bouleverser leurs habitudes
Drouant, le Café de Flore ou encore les Deux magots sont connus pour accueillir des remises de prix littéraires.
Les prix littéraires participent à la réputation de ces établissements où l’on mange de mieux en mieux, tout en restant relativement conservateur
Le critique Gilles Pudlowski nous livre son analyse, non pas littéraire mais gastronomique sur ces tables mythiques.
Drouant, le Café de Flore, les Deux magots, la Coupole, le Café Wepler, la Closerie des lilas… Ces cafés, brasseries et autres restaurants gastronomiques ont en commun d’accueillir la remise d’un prix littéraire. Ce sont aussi des adresses mythiques, connues du monde entier pour les auteurs qui les ont fréquentées. Aujourd’hui, les écrivains sont toujours là, mais le café où l’on s’asseyait autrefois pour lire un livre ou le journal, devant une pâtisserie à l’occasion, s’est souvent transformé en restaurant où l’on peut déjeuner ou dîner, plus ou moins bien.
« C’est plutôt mieux qu’autrefois », lance sans ambages Gilles Pudlowski, critique gastronomique à la tête d’un blog, Les pieds dans le plat et de plusieurs guides de bonnes adresses. Pour lui, les relations entre la littérature et la gastronomie « ne sont pas nouvelles », l’écrivain a toujours aimé sortir de sa tanière pour bien manger, une fois de temps en temps, dans un moment de convivialité.
Gilles Pudlowski lui-même préside le Prix du premier roman depuis sa création en 1977, remis la semaine dernière à la Coupole. « Voilà une adresse qui a changé, en bien. J’ai indiqué sur Instagram que notre jury est l’un des mieux nourris de Paris ! » La raison : l’envie des nouveaux propriétaires de faire revivre le lustre d’antan. « Quand vous avez une adresse aussi connue, avec un super filet de bar au risotto crémeux (29,50 euros) ou leur curry d’agneau à l’indienne qu’ils servent depuis 1927 (27,50 euros), ce n’est pas très compliqué. »
Le café littéraire veut qu’on reste dîner
Comment la littérature se nourrit-elle de la restauration et comment cette dernière maintient sa renommée grâce à la première ? Les prix décernés en fin d’année font de ces adresses souvent mythiques d’incontournables destinations touristiques. En fonction de l’air du temps, les clientèles changent, les cartes évoluent, les tables s’adaptent. « La partie restauration a été renforcée aux Deux-Magots, précise Catherine Mathivat, qui dirige cette affaire familiale depuis 1993. Il fallait éviter que les clients viennent prendre l’apéro et partent dîner ailleurs. » « J’y ai mangé il n’y a pas longtemps, c’est très correct », acquiesce Gilles Pudlowski. Pour autant, « ce n’est pas une brasserie, souligne Catherine Mathivat, mais bien un café-restaurant littéraire », où le livre reste un produit d’appel. En plus d’un prix créé en 1933 en réaction au « conservatisme » du Goncourt, les Deux Magots accueillent régulièrement des écrivains autour de leur travail. L’endroit est ouvert de 7 heures à 1 heure du matin, du petit-déjeuner au souper, en passant par l’apéro du midi, le déjeuner, le goûter, l’apéro du soir et le dîner. « Cela fait de grosses journées, concède Catherine Mathivat, mais on a adapté la cuisine et le service en conséquence. »
Chez le voisin Café de Flore, plus people avec son prix présidé depuis 1994 par Frédéric Beigbeider, on note moins d’efforts en cuisine. Il faut dire qu’elle est plus petite.
« Le Flore, j’y vais pour des œufs brouillés, un croque-monsieur (13 euros) ou pour un café et c’est tout », lance Gilles Pudlowski. Des œufs, des salades, des sandwichs, un snacking rapide, c’est ce qu’on trouve au Café de Flore, servis sur des guéridons, là où les Deux-Magots permet de s’attabler vraiment pour apprécier des poireaux mimosa (14 euros) ou des escargots géants de Bourgogne (20 euros), un tartare sur crumble d’herbes (29 euros) ou un filet de bœuf aux morilles (50 euros). Catherine Mathivat balaie toute idée de concurrence ou de rivalité entre les deux maisons. « On fait partie du même décor, quand l’un est fermé, pour travaux par exemple, l’autre s’ennuie ». A la table d’à côté, Hervé, un habitué, acquiesce : « La première fois qu’ils visitent Paris, les étrangers viennent soit au Flore, soit aux Deux-Magots. Et l’autre adresse, la fois suivante. »
Un menu Goncourt pour la fin de l’année
Les touristes, la belle affaire, car ce sont eux qui font vivre ces cafés et restaurants, même s’il y a eu « un rééquilibrage depuis la fin de la pandémie de Covid », souligne Catherine Mathivat. On est plutôt aujourd’hui à 50 %-50 % entre touristes et habitués ». James Ney, qui dirige le restaurant Drouant, est formel : au déjeuner, la clientèle est désormais « 100 % parisienne ». Ici plus qu’ailleurs, on tient à préserver les liens entre littérature et gastronomie. Ici plus qu’ailleurs, la cérémonie très médiatisée de remise du prix Goncourt marque les esprits. Mais l’adresse accueille aussi les membres de l’académie tout au long de l’année. « Tous les premiers mardis du mois depuis 1914 », précise James Ney qui raconte comment Drouant s’est mis à attirer le Tout-Paris en proposant des huîtres qui venaient de Bretagne. « Parmi nos clients, il y avait des écrivains, notamment Colette, qui était critique gastronomique… » En 1926, le prix Renaudot, créé dans l’attente des résultats du Goncourt, a élu domicile au même endroit, preuve qu’on y mange bien. « On a toujours adapté notre carte en étant attentifs aux goûts du moment », reprend James Ney qui s’avoue « sensible aux intolérances alimentaires, aux recettes de saison, aux plats végans » (des champignons en poêlées ou en ravioles à cette époque), même si les classiques huîtres Drouant, vol-au-vent des frères Goncourt ou Madeleine de Proust sont toujours là…
« Dès la remise du prix, on propose à nos clients de découvrir le menu Goncourt qu’on a mis plusieurs semaines à composer avec notre chef Romain Van Thienen, affiche fièrement le patron de Drouant. « C’est un repas de gala très réussi », approuve Gilles Pudlowski, qui a eu la chance de goûter à cette succession de six plats d’exception. Excellence oblige, Drouant en limite le nombre à trente par service, à 190 euros, sur réservation. Trois des six assiettes, le homard Colette, le turbot Cocteau et le chevreuil Huysmans sont aussi proposées à l’unité pour une cinquantaine d’euros.
Stéphane Leblanc