Quand les Français donnaient de l'alcool à leurs enfants pour les rendre « plus forts »

Un réfectoire scolaire à Brest (Finistère), dans les années 1920-1925. | Alphonse Bocoyran <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:1Fi00141_cantine_scolaire_(rue_de_la_r%C3%A9publique,_Brest).jpg">via Wikimedia Commons</a>

Au XIXe siècle, la consommation d'alcool – et notamment de vin – est largement répandue chez les enfants. Un fléau alors difficile à combattre, dans une France imprégnée par sa longue tradition vinicole.

C’est une époque révolue mais pas si lointaine que celle où la consommation d’alcool faisait partie du quotidien des enfants. Car, pendant longtemps, un certain nombre de Français semblent convaincus : l’alcool, et en particulier le vin, fortifie et aide à rester en bonne santé.

À la fin du règne de Louis XV, en 1773, on peut lire dans La Gazette du Commerce.

« Dans les pays de vignobles, les maladies populaires finissent en automne ; les petites véroles sont alors moins dangereuses ; il y a même des raisons de croire que les raisins qu'on mange & le vin qu'on boit peuvent en préserver. Le Peuple se refait, chaque année, avec ce fruit & le vin doux.

Un enfant, sans nourrice, a été nourri avec du vin doux ; & il est très sain & très robuste. »

Un siècle plus tard, en 1866, Louis Pasteur, fort de la mise au point du procédé de pasteurisation qui tue microbes et bactéries, ira même jusqu'à affirmer dans son célèbre ouvrage Études sur le vin que « le vin peut être à bon droit considéré comme la plus saine, la plus hygiénique des boissons ».

De fait, la consommation d'alcool – vin, mais aussi liqueurs et eaux-de-vie – est en constante augmentation tout au long du XIXe siècle. En 1872, l'Association française contre les boissons alcooliques se réunit pour la première fois à l'Académie de médecine. Dans le même temps, la recherche sur les méfaits de l'alcool, encore balbutiante, avance timidement.

En 1896, l’Académie de médecine rapporte le cas, pas si exceptionnel dans la France de l’époque, de deux adolescentes ayant commencé à boire du vin dès leurs premières années. Les conséquences sont, sans surprise, effrayantes :

« Il s’agit de deux jeunes filles âgées de 14 ans. La première commença à prendre du vin aux repas à l’âge de 3 ans ; la seconde à 2 ans. Chez toutes deux, on constate l'existence d’une affection du foie, la “cirrhose”, qui se caractérise par le ratatinement de cet organe et sa dégénérescence.

Mais voici qui est plus intéressant : la première malade présente des symptômes de croissance imparfaite, l’autre, des paralysies diverses coïncidant, aussi, avec un arrêt de croissance tel que sa taille n'est que de 94 centimètres, et ses membres si grêles, qu’ils ne peuvent supporter le poids du corps. En somme, ces jeunes filles de 14 ans paraissent avoir tout au plus 6 ans.

Inutile de dire que dans les deux cas on a administré du vin aux enfants “pour les fortifier”.

Bien mieux, chez la seconde – la plus malade –, comme le vin était très mal supporté, la mère a cru devoir terminer chaque repas par un petit verre de crème de menthe, afin de faire digérer le vin de Bordeaux. [...]

Puissent ces funestes exemples être une leçon pour les jeunes mères trop faibles pour contrarier les désirs et les caprices des bébés. »

Malgré des campagnes de sensibilisation de la part de l'Académie de médecine, le fléau de l’alcoolisme infantile ne cesse de faire des ravages, notamment dans les milieux ouvriers, comme s'en indigne en 1907 le quotidien catholique et garant de « l'ordre moral » La Croix :

« D’après M. le Dr Tourdot, à Rouen on donne aux enfants du café mélangé d’eau-de-vie dès l’âge de six à huit mois ; on leur donne même le cognac à la cuillère pour les endormir... 

Dans le milieu ouvrier, le premier remède à administrer à l’enfant malade, surtout s’il est pris de convulsions, c’est l’eau-de-vie ! [...]

L’enfant du second âge s’en va à l’école après avoir pris sa ration de cognac ; et il en prend encore à chaque repas. Il est des mères qui, en guise de provisions pendant la journée d’école, mettent dans le panier de l’enfant une petite bouteille de cognac et du pain pour faire la trempette.

Les parents sont convaincus que l’alcool donne de la force. Il retire en effet l’appétit et par cela même ils s’imaginent qu’il nourrit. Ces enfants mangent à peine et deviennent des candidats à la tuberculose.

Dans les campagnes, c’est encore pire, si c’est possible ; les commères s’assemblent et absorbent plusieurs fois par jour de la “bistouille”, c’est-à-dire du café mélangé d’un tiers d’alcool et les enfants présents ont leur part du brevage toxique. L’enfant devient aussi nécessairement alcoolique : dès douze ans, il ne rêve plus que “bistouille” . Telles les mères, tels les enfants. »

 Même constat en 1915 dans L'Écho de Paris, dont la ligne éditoriale est également conservatrice :

« “Comment, tu ne sais pas ce que c'est ? Vrai ? Tu n'as jamais été saoul ?”...

Et le garçon de douze ans, qui, lui, “sait ce que c'est”, toise d'un air supérieur son petit camarade humilié et penaud...

Ces aimables “propos d'enfants”, vous savez bien que je ne les-invente pas : à la campagne ou dans les faubourgs, vous avez entendu les pareils... douze ans, d'ailleurs, combien d'enfants n'ont pas attendu douze ans pour faire connaissance avec l'alcool : il y a des régions où l'on donne aux bébés, le matin, un croûton de pain trempé dans “un peu de goutte”, en guise de petit déjeuner, et pour qu'ils se tiennent tranquilles... »

Et le journaliste de rapporter les propos glaçants d'une mère de famille désespérée, offrant au lecteur de classe moyenne une vision morbide du monde ouvrier :

« Le dimanche, quand le père est de bonne humeur, il emmène ses aînés (neuf et huit ans) faire un tour, et cela veut dire : aller faire une partie avec des camarades dans un débit quelconque en buvant des apéritifs, et tout ce petit monde, ça ne les amuse pas de regarder leurs papas jouer.

Alors on leur donne un jeu de dominos, et un peu d'apéritif dans un verre, apéritif peut-être plus inoffensif que celui de leurs pères, mais qui leur fait autant de mal parce qu'ils sont plus jeunes ; et cela me navre, monsieur, de voir mes enfants revenir de leur promenade nerveux et maussades en attendant qu'ils deviennent pires, car les bons conseils de la mère n'ont pas toujours raison... [...]

Ne croyez pas que j'exagère, monsieur, cela se passe couramment ainsi dans nos milieux ouvriers. »

Si l'alcool est donc de plus en plus pointé du doigt à mesure que la recherche progresse, le vin reste communément considéré comme une boisson sinon saine, du moins quasi-inoffensive, tradition française oblige. Il faut attendre les années 1930 pour que les médecins montent au créneau.

En 1933, le journal – alors – d'inspiration socialiste L'Œuvre dénonce ainsi « la propagande » en faveur du vin faite dans les écoles :

« M. Vezzet est venu hier avec la permission du président de l'Académie s'élever contre la propagande qui serait faite dans certaines écoles en faveur du vin. On y distribue, paraît-il, des bons points aux élèves qui boivent le plus de vin, et ces bons points portent l'image de Pasteur.

Plusieurs membres de l'Académie et notamment le docteur Roux se sont émus d'apprendre la possibilité de telles pratiques. La question a été renvoyée à la commission d'alcoolisme. »

Marina Bellot

Date de dernière mise à jour : 11/08/2024

3 votes. Moyenne 4.4 sur 5.
×