Une fois n’est pas coutume, intéressons-nous à une bataille non livrée, ou en tout cas réduite à sa plus simple expression. L’historiographie savante a balayé bien des clichés négatifs sur la débâcle du printemps 1940, mais on peut craindre que ses avis nuancés aient moins de poids dans l’opinion que la série multirediffusée des « 7e Compagnie ». Au centre des représentations erronées et dépréciatives trône la ligne Maginot qui, c’est bien connu, n’a « servi à rien ». Mais est-ce bien le cas ?
C’est un défaut classique, et pas seulement des militaires : tirer les leçons du passé est indispensable, mais incite à se préparer à la répétition du scénario précédent, car il est toujours hasardeux d’anticiper la portée des évolutions, technologiques notamment. Le système de fortifications mis en place à ses frontières orientales par la France à partir de 1928 semble illustrer cette analyse rétrospective. Il répondait à deux obsessions du commandement depuis la Grande Guerre : le rapport de force démographique entre la France et l’Allemagne et la préservation des bases industrielles du pays.
Préparer la guerre d’avant
Sur le premier point, la situation avait empiré depuis 1914. À cette date, l’Allemagne était de moitié plus peuplée que la France. Malgré la récupération de l’Alsace-Moselle, l’atonie de la natalité fait qu’en 1939, « le Français se fait rare » selon Giraudoux 1, et la population totale est identique à celle de 1914 (41,5 millions), alors que celle de l’Allemagne, augmentée de l’Autriche et des Sudètes, atteint 79 millions d’âmes – près du double. Pourtant, l’armée allemande ayant été limitée à 100 000 hommes par le traité de Versailles, la France s’était autorisée à réduire son service militaire à douze mois en 1928, l’année même où la loi prévoyant la fortification des régions frontalières est adoptée 2 .
La deuxième motivation est un retour d’expérience de la Grande Guerre : à l’été 1914, les succès initiaux de l’armée allemande lui avaient permis d’occuper des régions représentant 14 % de la production industrielle française avant-guerre, dont 75 % de la production de charbon, 90 % de la production lainière et 63 % de la production d’acier ; la France avait aussi perdu le contrôle du bassin ferrifère de Briey, en Lorraine, le plus grand d’Europe, dont les Allemands extrairont 70 millions de tonnes de minerai durant toute la guerre, la France étant contrainte à importer. La perspective d’une nouvelle guerre « totale » impose évidemment de mettre ces régions, proches des frontières les plus exposées, à l’abri d’un coup de force, ou d’une prise de gage lors d’une crise 3. Cette préoccupation rejoint la conception de l’état-major d’un champ de bataille « aménagé » : orienter l’ennemi vers des zones plus faciles à défendre et économiser des forces en ligne, les fortifications diminuant drastiquement la densité de troupes nécessaire, car leur puissance de feu est démultipliée par les ouvrages permanents et l’artillerie de forteresse. La perspective d’une réduction des pertes rassurait également un pays convaincu qu’il ne se relèverait pas d’une saignée aussi forte que celle de 1914-1918.
Ce n’est donc pas par aveuglement ou manque de moyens si la ligne Maginot n’est pas continue : elle n’a jamais été conçue comme telle, mais plutôt pour protéger les passages les plus vulnérables (vallée du Rhin, frontière de la Sarre, vallées alpines) et obliger l’envahisseur à passer par des zones où il serait facile de le piéger – la trouée de la Woëvre, notamment. L’absence de couverture des Ardennes s’explique par l’alliance de 1920 entre la Belgique et la France, qui permet aux états-majors de préparer un déploiement préventif de l’armée française sur le territoire belge en cas de crise avec l’Allemagne.
Or, en 1936, la Belgique redevient neutre : plus question de défense conjointe des frontières belges, l’armée française attendra l’arme au pied le long de sa frontière que sa voisine l’appelle au secours 4. Quelques ouvrages supplémentaires sont alors aménagés à la hâte, notamment vers Maubeuge ou l’Escaut, et seront complétés par des fortifications de campagne réalisées durant la « drôle de guerre », mais les besoins les plus urgents sont l’aviation et la motorisation de l’armée de terre. Les Ardennes sont, elles, jugées « impraticables » aux unités motorisées ou blindées, compte tenu du faible nombre et de la mauvaise qualité des routes qui les traversent, malgré l’issue contraire d’un exercice dirigé par le général Prételat en 1938.
La ligne Maginot n’a-t-elle servi à rien ?
La « ligne Maginot » n’étant qu’une expression journalistique 5, la question, ainsi posée, n’a aucun sens et doit être examinée par secteurs géographiques. Ainsi, les secteurs fortifiés des Alpes ont été redoutablement efficaces et ont parfaitement rempli leur rôle. Avec à peine 170 000 hommes, l’armée des Alpes tient en échec un groupe d’armées italien6 à peu près deux fois plus nombreux, faisant 1 000 prisonniers et 5 000 tués et blessés, en perdant seulement 250 hommes ; l’artillerie des forts, qui avait eu le temps de repérer ses tirs pendant la drôle de guerre, obtient quelques beaux succès, comme le fort de l’Infernet qui, le 21 juin, détruit en quelques salves six des huit tourelles de 149 mm du fort du mont Chaberton, surnommé le « cuirassé des nuages ». La ligne fortifiée ne cède que parce qu’elle est prise à revers par les troupes allemandes venant du nord, que le général Cartier parvient à freiner mais pas à arrêter. Le constat n’est guère différent pour les frontières du nord et de l’est.
Contrairement à ce qu’on croit, les Allemands ont attaqué la ligne Maginot ; ils ont même remporté un succès plutôt rapide et inattendu après trois jours d’assaut (16-19 mai) au fort La Ferté, l’ouvrage le plus occidental de l’ensemble, à 25 km au sud-est de Sedan. Mais l’essentiel des assauts survient après la déroute de la gauche française, début juin. Ils ont alors pu vérifier la solidité du système de défense bien qu’à cette date, l’armée française ait allégé considérablement les effectifs défendant la ligne Maginot, en particulier les troupes de couverture et d’intervalle, ce qui facilitait l’approche des ouvrages. De plus, Prételat, qui commandait le secteur, déclenche l’évacuation de sa partie occidentale dès que le front reconstitué tant bien que mal sur la Somme – la « ligne Weygand » – a cédé (9 juin). Malgré cela, la plupart des assauts frontaux contre les forts échouèrent. Quand ils étaient correctement couverts, interdisant les tirs directs d’artillerie à courte distance, surtout ceux des redoutables canons de 88 mm qui révèlent alors l’incroyable pouvoir de pénétration de leurs obus à haute vélocité, les forts étaient inexpugnables, car leur béton ou leurs tourelles blindées résistaient aux tirs paraboliques et aux bombardements aériens, même en piqué.
Ce fut par exemple le cas du fort de l’Einseling, près de Saint-Avold, qui repoussa un assaut de huit heures le 21 juin et ne se rendit que le 2 juillet, une semaine après l’entrée en vigueur des armistices, sur ordre formel du haut commandement. Même des fortifications moins sophistiquées, comme le secteur de Maubeuge, résistent près d’une semaine aux assauts allemands (du 21 au 27 mai), sans toutefois empêcher les divisions blindées de poursuivre leur route – ces poches de résistance ont pu influencer l’ordre d’arrêt de la progression adressé par Von Rundstedt aux Panzer le 23 mai, confirmé par Hitler le lendemain.
La débâcle n’était pas écrite
La résistance de la ligne Maginot valide, a posteriori, le choix fondamental du Fall Gelb (Plan jaune), mis à exécution à partir de mai 1940, qui consistait à éviter les zones fortifiées du nord-est. Les Allemands visent ainsi le centre du dispositif allié, au point d’articulation entre l’aile mobile, dont tout le monde savait qu’elle s’engagerait en Belgique dès l’ouverture des hostilités, et l’aile statique de la ligne Maginot : Sedan, où devait être franchie la vallée de la Meuse pour une rapide exploitation en direction de l’ouest. Mais pour déboucher en force à Sedan, le groupe blindé de Kleist (cinq divisions blindées et trois motorisées) devait traverser les Ardennes.
« Une légende noire qui empêche de comprendre les enjeux de l’époque. »
Quoique difficile, ce franchissement parut plus aisé aux généraux allemands que de défier frontalement la ligne Maginot, tâche pour laquelle les blindés de l’époque n’étaient d’aucune utilité 7, et surtout plus à même de provoquer une surprise stratégique pour un résultat décisif. Il aurait pu tourner au désastre : dans les premiers jours de l’offensive, le petit nombre d’itinéraires et les actions de retardement de l’armée belge freinent tellement l’avance allemande qu’un gigantesque embouteillage se forme, plus de 40 000 véhicules et leurs réserves de carburant s’étirant sur quelque 250 km, jusqu’à 80 km à l’est du Rhin ! Repérées par deux reconnaissances aériennes le 12 mai, ces colonnes vulnérables – malgré une forte densité de chasseurs pour les couvrir – ne sont pas attaquées par l’aviation alliée, parce que les états-majors croient à une erreur et parce que l’architecture du commandement français, et le système de communications, comptant sur les réseaux filaires plus que sur la radio, rendent difficile la coopération interarmées, à l’inverse de la pratique allemande.
La modernité technologique de l’armée française de 1940 était en effet tout entière concentrée dans… les ouvrages de la ligne Maginot, y compris pour les équipements radio. C’est la première erreur, stratégique, du commandement français, qui s’engage dans la guerre dans une optique défensive : attendre que l’ennemi s’use avant de l’écraser comme un rouleau compresseur, comme en 1918. La ligne Maginot symbolise le fallacieux sentiment de sécurité du commandement, Gamelin la comparant même à la Manche, qui protège la Grande-Bretagne – oubliant que la Manche n’est rien sans la marine et sans… l’aviation, comme le montrera la bataille d’Angleterre ! De sorte que la modernisation de l’outil offensif n’a pas été conduite en parallèle, et amorcée trop tardivement : la France ne compte que deux divisions mécanisées en 1939 et ses quatre divisions cuirassées (DCR) ne sont créées qu’en 1940 – et pas toutes opérationnelles en mai.
S’y ajoutera une faute tactique impardonnable : déplacer la 7e armée de Giraud, la plus mécanisée, du secteur de Reims, où elle servait de réserve stratégique, à l’extrémité ouest du front pour lui confier une mission impossible et finalement inutile : foncer jusqu’aux Pays-Bas. Elle n’aurait sans doute pas suffi à stopper l’irruption des blindés en mai 1940, faute d’une couverture aérienne suffisante, mais elle l’aurait sensiblement ralentie et évité une débâcle totale. Assez pour planifier une évacuation et la poursuite de la guerre depuis l’empire ?
1 Jean Giraudoux (1882-1944) est l’auteur de la pièce La Guerre de Troie n’aura pas lieu, créée en 1935. Proche d’Édouard Daladier, il est nommé commissaire général à l’information en juillet 1939.
2 La durée revient à deux ans par la loi de 1935 pour faire face au réarmement allemand et à l’arrivée des « classes creuses » nées entre 1915 et 1919, pour lesquelles le contingent annuel dépasse à peine 100 000 hommes.
3 La mise en défense de la ligne Maginot commence d’ailleurs dès le 21 août 1939 et est achevée le 27, une semaine avant la déclaration de guerre (3 septembre).
4 Pour convaincre tout le monde de sa volonté de rester neutre, l’armée belge donne même pour thème à ses grandes manœuvres de l’été 1938 « Défense contre une invasion par le Sud »… Face à Hitler, la France n’avait vraiment pas le monopole de l’aveuglement !
5 L’expression apparaît en 1935 en référence à André Maginot (1877-1932), invalide de guerre et ministre de la Guerre de 1929 à 1932, qui n’est pourtant pas l’initiateur des travaux.
6 Restée « non belligérante » en septembre 1939, malgré le Pacte d’acier signé en mai avec l’Allemagne, l’Italie déclare la guerre à la France le 10 juin 1940, alors que l’armée française est en pleine débâcle, mais l’armée italienne n’attaque qu’à partir du 20 juin.
7 En 1940, 55 à 60 % des chars allemands sont des Pz I et II, armés de mitrailleuses ou d’un canon de 20 mm, totalement inoffensifs contre des ouvrages fortifiés (voire contre d’autres blindés). Même le canon de 37 mm du Pz III (15 %) et celui de 75 mm du Pz IV (12 %) sont insuffisants.
Pierre Boyer
Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.