L'histoire de la femme qui détruisit la Bastille

Dans Gil Blas, l'historien de la Révolution Jules Michelet délivre un vibrant hommage à une héroïne oubliée de l'histoire, Mme Legros.

« Nulle légende plus tragique que celle du prisonnier Latude ; nulle plus sublime que celle de sa libératrice, Mme Legros ». En 1880, Gil Blas publie un long article de Jules Michelet consacré à l'une de ces héroïnes oubliées, dont l'histoire est tout aussi singulière que méconnue.

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Le 25 août 1784, Mme Legros reçoit de l’Académie française le prix de vertu fondé un an plus tôt pour n’avoir « pendant trois ans [...] cessé de secourir par ses soins, ses démarches et ses dépenses, une personne dont le hasard lui a fait découvrir le malheur », selon les mots de celui-là même qu'elle secourût, Jean Henri Masers de Latude (1725-1805).

Enfermé en 1749 pour avoir dénoncé un faux complot contre Mme de Pompadour, Latude, aventurier fantasque et mythomane, est resté incarcéré pendant plus de trente ans dans divers lieux, et notamment à la Bastille dont il s’est évadé plusieurs fois. « Un homme ardent et terrible, que rien ne pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l'esprit, l'audace, étaient invincibles. Corps de fer indestructible qui devait user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes, et Charenton, enfin l'horreur de Bicêtre, où tout autre aurait péri », écrit Michelet.

« Il avait encore adressé un mémoire à je ne sais quel philanthrope, par un porte-clefs ivre. Celui-ci heureusement le perd, une femme le ramasse. Elle le lit, elle frémit ; elle ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l'instant. Mme Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son travail, en cousant dans sa boutique ; son mari, coureur de cachets, répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s'embarquer dans cette terrible affaire.

Elle vit, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne voyaient pas, ou bien voulaient ne pas voir : que le malheureux n'était pas fou, mais victime d'une nécessité affreuse de ce gouvernement, obligé de cacher, de continuer l'infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit et elle ne fut point découragée, effrayée. Nul héroïsme plus complet : elle eut l'audace d'entreprendre, la force de persévérer, l'obstination du sacrifice de chaque jour et de chaque heure, le courage de mépriser les menaces, la sagacité et toutes les saintes ruses, pour écarter, déjouer les calomnies des tyrans.

Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opiniâtreté inouïe dans le bien, mettant à poursuivre le droit, la justice, cette âpreté singulière du chasseur ou du joueur, que nous ne mettons guère que dans nos mauvaises passions.

Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père meurt, sa mère meurt ; elle perd son petit commerce ; elle est blâmée de ses parents, vilainement soupçonnée. On lui demande si elle est la maîtresse de ce prisonnier auquel elle s'intéresse tant, la maîtresse de cette ombre, de ce cadavre dévoré par la gale et la vermine. [...]

Grand spectacle de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s'en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui. [...]

Il suffit d'un mot pareil pour glacer Marie-Antoinette, à qui l'on en avait parlé. Elle avait la larme à l'œil. On plaisanta. Tout finit. »

Au mois de mars 1784, Latude est définitivement libéré. Quelques semaines plus tard, une ordonnance prescrit de n'enfermer quiconque à la Bastille que « sur raison bien motivée et pour un temps précis ».

C'est le prélude à la fermeture définitive de la terrible prison. Et Michelet de conclure :

« Mme Legros ne vit pas la destruction de la Bastille. Elle mourut peu avant. Mais ce n'en est pas moins elle qui eut la gloire de la détruire. C'est elle qui saisit l'imagination populaire de haine et d'horreur pour la prison du bon plaisir qui avait enfermé tant de martyrs de la foi ou de la pensée. La faible main d'une pauvre femme isolée brisa, en réalité, la hautaine forteresse, en arracha les fortes pierres, les massives grilles de fer, en rasa les tours. »

Marina Bellot

 

 

Date de dernière mise à jour : 14/07/2024

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