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La sexualité complexe des habitants de Pompéi

Sur les graffitis, les médaillons et les fresques, les plaisirs de la chair sont omniprésents dans la ville antique. Mais derrière l’abondance de scènes lascives se dévoilent les pratiques très codifiées et hiérarchisées de la société romaine. Zoom sur une sexualité moins libérée qu’on ne pourrait le penser.

On connaît le fameux Veni, vidi, vici de Jules César. Mais moins ce qui pourrait être sa transposition parodique telle qu’elle fut, jadis, gravée en toutes lettres sur un mur de Pompéi par un habitant : Veni, futui, redei domi, littéralement : «Je suis venu, j’ai b… et je suis rentré à la maison.»

Sexe et érotisme dans l'Antiquité gréco-romaine - Nunc est bibendum

Des phallus à l’entrée des maisons en guise de porte bonheur

La cité vésuvienne regorge de ce genre de graffitis auxquels les manuels scolaires ne nous ont guère habitués. La Rome antique avait ceci de particulier que le sexe y avait pignon sur rue : à Pom­péi­ comme ailleurs, des phallus dressés, sculptés dans la pierre, s’exposaient à l’entrée des maisons, sur les carrefours ou près des enseignes des boutiquiers. Une fresque sur le mur extérieur de la maison des Vettii, l’une des plus richement décorées de la ville, montrait le dieu Priape posant un pénis surdimensionné sur le plateau d’une balance.

Paradoxalement, la verge en érection, ou du moins sa représentation, était alors dépourvue de toute connotation érotique. Elle était censée porter bonheur, comme le ferait un fer à cheval fixé au-dessus d’une porte. De telles découvertes alimentèrent le fantasme d’une commu­nauté libérée de toute entrave. En réalité, les interdits étaient innombrables et la transgression sévèrement châtiée.

Hors sexe conjugal, le pompéien libre pouvait opter pour un homme ou une femme

À l’époque, le critère principal demeurait le statut social. Au tournant de l’ère chrétienne, l’Italie romaine comptait environ cinq ou six millions d’hom­mes et de femmes libres servis par un ou deux millions d’esclaves. Seuls les citoyens mâles avaient le choix de leurs partenaires. En dehors du sexe conjugal, pratiqué avec une épouse du même rang, le Romain libre pouvait opter indifféremment pour un homme ou une femme. Cette apparente latitude se heurtait à une contrainte de taille : les amant(e)s­ devaient être recruté(e)s parmi les inférieurs ou les dépendants.

Le citoyen romain pouvait aussi jeter son dévolu sur des esclaves ou des affranchis des deux sexes, mais il devait s’abstenir de toute relation charnelle avec des «égaux» mariés ou célibataires, même avec un citoyen non marié. Les hommes, les femmes et les jeunes filles de sa condition lui étaient interdits, sous peine d’être accusé de «stupre».

Le rôle dominant et viril du citoyen romain

En rupture avec le modèle grec, il ne pouvait pas non plus coucher avec des jeunes éphèbes de naissance libre, c’est-à-dire ni esclave, ni affranchi, parce que la morale sexuelle romaine était imprégnée de ce que Paul Veyne, grand historien de l’Antiquité récemment disparu, appelait, dans La Société romaine (éd. du Seuil, 1991), «le puritanisme de la virilité». Un citoyen se devait de «sabrer» ses partenaires. Le fututor («celui qui pénètre le vagin») pouvait posséder une femme et le pedicator («celui qui pénètre l’anus») sodomiser un homme, mais aucun homme né libre ne pouvait s’offrir aux assauts d’un autre mâle, sous peine d’être déchu de sa masculinité sociale. Dans le secret des alcôves, cet idéal de virilité subissait d’innombrables entorses, mais un citoyen sexuellement «passif» s’attirait immanquablement l’opprobre général, écrit ainsi Virginie Girod dans Les Femmes et le sexe dans la Rome­ antique (éd. Tallandier, 2013).

À Pompéi, les fresques des bordels proposaient ­différentes variantes du coït viril. Levrette ou sodomie ? Le doute subsiste. Sur un tableau, un homme à genoux pénètre une femme à quatre pattes. Sur un autre, un quidam besogne une donzelle allongée sur le dos. Un troisième montre une beauté gironde chevaucher un client. Qu’on ne se mé­pren­ne pas, la position de l’equus eroticus (le «cheval érotique»), n’inversait pas les rôles. Mollement installé sur sa couche, le «pénétrant» (fututor) attendait que la «pénétrée» (fututa) le conduise au septième ciel.

Une peinture découverte dans les thermes se révèle plus inattendue : on y voit un individu sodomiser un homme, alors que ce dernier est lui-même en train de pénétrer une femme. Fantaisie érotique ou scène de châtiment ? Christian-Georges Schwentzel, auteur du Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité (éd. Payot, 2019), y voit l’acte vengeur d’un époux cocufié «sabrant» l’amant de sa femme surprise en flagrant délit d’adultère. Quelle que soit l’hypothèse, le rapport de force était respecté : le mâle dominant et la femelle dominée se situaient aux deux extrémités de la chaîne sexuelle.

Qu’en était-il de la sexualité féminine ? Qu’elle soit esclave ou citoyenne, la femme avait pour vocation d’être le réceptacle de l’homme. Symétriquement, on attendait de ce dernier qu’il fasse d’abord ses preuves avec une femme. «Le centre de la sexualité masculine était le coït vaginal», écrit ainsi Virginie Girod. Le goût qu’un citoyen romain pouvait manifester pour des esclaves masculins, y compris très jeunes, était une affaire de choix. Pour les citoyen­nes, cette possibilité était inexistante.

«La matrone [c’est-à-dire la femme mariée et née libre] devait se cantonner aux pratiques fécondantes», poursuit l’historienne. Les ébats entre femmes étaient perçus, au mieux comme un accident, au pire comme une grave transgression. Et de façon générale, le sexe hors mariage était refusé aux citoyennes dans tout l’Empire­ romain. En 18 avant J.-C., l’empereur Auguste avait fait de l’adultère un crime public passible de la peine de mort. S’en étonnera-t-on ? Seuls les hommes nés libres avaient le droit de porter une accusation contre une matrone et son amant, quel que soit le statut social et marital de ce dernier. Un citoyen marié, lui, ne se rendait coupable d’adultère qu’auprès d’une autre citoyenne mariée. Les relations avec une vierge ou une veuve libres relevaient du «stupre», une infraction moins grave.

Cette dissymétrie n’a pas empêché certaines Romaines de défrayer la chronique, telle la sulfureuse Messaline, épouse de l’empereur Claude, dont les turpitudes précédèrent de quelques décennies la catastrophe de Pompéi. Si l’on en croit Catherine Salles, spécialiste de la Rome antique, le libertinage des femmes de la haute société n’était pas inconnu sous le règne de Tibère, environ cinquante ans avant l’éruption du Vésuve : «Après la morosité du règne augustéen, les mœurs se libérèrent brutalement […]. Certaines­ matrones se firent inscrire ouvertement parmi les prostituées recensées par les auto­rités de police [afin de pouvoir] aimer librement sans encourir de sanctions», écrit-elle dans Les Bas-fonds de l’Antiquité (éd. Payot, 2004). Aussi saisissant soit-il, ce tableau ne doit pas occulter le modèle dominant de la ma­trone féconde et chaste, exclusivement dévouée au devoir conjugal.

Pour les ébats pimentés, il y avait le lupanar

Cette «sexualité honorable» répondait à des modalités précises : on faisait l’amour la nuit tombée, dans la pénombre, jamais à la lueur d’une lampe, et le corps pudiquement recouvert d’une tunique. Pour les ébats plus pimentés, il fallait prendre le chemin du bordel. S’en étonnera-t-on ? L’immense majorité des prostitués, hommes et femmes confondus, se recrutaient parmi les esclaves et les affranchis. Où officiaient-ils ? Dans un lieu qui a largement contribué à la célébrité de Pompéi, le lupanar, dont la définition («la taverne des loups») faisait référence au terme imagé désignant la prostituée : lupa («la louve»).

Située à un carrefour de petites routes (Regio VII, 12, 18), à l’est du forum, la plus célèbre des maisons closes de la cité vésuvienne était composée d’une dizaine de petites cellules aveugles dotées de couches maçonnées et fermées par de simples rideaux. Dans cet établissement tapissé de fresques censées stimuler les sens, les prostitués, hommes ou femmes, nus ou à demi-nus, travaillaient à la chaîne. Un graffiti indique qu’une certaine Bérénice vendait ses charmes pour deux as, soit deux pièces de bronze. «Ces femmes étaient à la portée d’un mo­deste fantassin qui gagnait en moyenne une dizaine d’as par jour», commente Virginie Girod. Selon l’historienne, les trois quarts des prostitués évoluaient en dehors des fameux lupanars. Comme l’attestent les peintures érotiques du vestiaire des thermes, on les croisait aussi dans les établissements de bains, les auberges ou au détour des ruelles.

Dans le vestibule de l’opulente maison des Vettii, un graffiti vante les charmes tarifés d’une Grecque «aux belles manières». S’agissait-il d’une insulte dirigée contre une femme de la maisonnée ou l’indi­cation d’une prostitution domestique à l’usage des invités ? Impossible de trancher… Qu’attendait-on de ces professionnel(le)s ? Tout ce qu’on jugeait indigne d’exiger d’une matrone : le sexe anal et oral. Soulignons que de telles pratiques évitaient aussi aux prostituées de tomber enceintes. Au lupanar, les murs affichaient en toutes lettres les tarifs du fellator ou de la fellatrix. Pour trois as, une certaine Secundilla réalisait des prouesses. La fellation passait pour un acte de soumission majeure marquant la bouche de l’exécutant(e) d’une souillure indélébile. «C’était l’injure suprême, et l’on citait des cas de fellateurs honteux qui essayaient de déguiser leur infâmie sous une honte moindre en se faisant passer pour homophiles passifs», écrit Paul Veyne. En revanche, le coït buccal ne déshonorait en rien celui qui en était l’objet.

Mais rien ne choquait autant que le cunnilingus. Les murs de la cité vésuvienne abondent en effet de graffitis obscènes : Popilus ut canis cunnum lingis («Popilus, tu lèches le vagin comme un chien»). Calomnie ? Probable… Mais comment interpréter les deux fresques explicites ornant le vestiaire des femmes ? Et comment expliquer l’inscription trouvée dans l’atrium du lupanar : Fronton, Plani filius, linguit cunnum («Fronton, fils de Planus, lèche le vagin») ? Révèle-t-elle l’identité d’un employé expert en la matière ou d’un client cunnilinctor venu assouvir ses fantasmes ? Selon le poète Martial, de riches patriciennes se faisaient lécher par leurs esclaves, à l’insu de leurs maris, ou une fois devenues veuves. L’auteur des Épigrammes ne dissimulait pas son effarement devant cette pratique jugée aussi aberrante qu’avilissante. Pourquoi ? Parce que les hommes y étaient au service des femmes et que le pénis n’y jouait aucun rôle, selon Virginie Girod. Pire, une telle action visait à atteindre un élément superbement ignoré par les Romains : le plaisir féminin…

Christèle Dedebant

 

Date de dernière mise à jour : 21/10/2023

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