
Le Wilhelm Gustloff à Dantzig (Gdansk), en Pologne, en 1939
Il y a 80 ans, le 30 janvier 1945, le navire allemand Wilhelm Gustloff était touché par un sous-marin soviétique. Considéré par certains comme la plus grande catastrophe maritime de l'histoire avec près de 10 000 victimes, ce naufrage est pourtant relativement peu connu.
"On a toujours l'impression que rien ne saurait surpasser le Titanic, comme si le Wilhelm Gustloff n'avait jamais existé, comme s'il n'y avait pas la place pour une autre catastrophe, comme si l'on avait le droit de commémorer ces morts-ci, mais pas ces morts-là".
Dans son roman "En Crabe" publié en 2002, le prix Nobel de littérature allemand Günter Grass brise un tabou, celui qui entoure le naufrage du navire Wilhelm Gustloff torpillé par un sous-marin soviétique, en 1945. À la différence de la disparition du Titanic, qui a fait 1 500 morts en 1912, cette tragédie ne s'est en effet pas inscrite dans la mémoire collective. Comme le résume l'écrivain allemand, les quelques 10 000 victimes estimées du Wilhelm Gustloff, dont 5 000 enfants, n'ont pas eu le droit aux mêmes égards.

Des passagers à bord du paquebot Wilhelm Gustloff, faisant office de bureau de vote pour les Allemands à Londres et dans le sud de l'Angleterre, quittent Tilbury, Essex, le 10 avril 1938. Le navire avait pris la mer pour permettre aux Allemands exilés d'enregistrer leur vote à bord sur l'annexion de l'Autriche par Hitler.
"Un paquebot du peuple"
Il faut dire que cette catastrophe maritime est intervenue en pleine débâcle pour le IIIe Reich et que ce navire allemand n'était pas destiné à une telle fin tragique. Construit en 1937 et baptisé en l'honneur de Wilhelm Gustloff, un militant nazi assassiné en Suisse l'année précédente par un jeune étudiant juif, ce bateau avait une vocation de loisirs. "C'était une sorte de paquebot du peuple, un petit Titanic pour les classes moyennes et les cadres du parti nazi", explique Loïc Guermeur, ancien navigateur de la Marine nationale et auteur de "Les grandes histoires navales de la Seconde Guerre mondiale" (Éd. Plon).
Lors de ses premières années de navigation, avant la guerre, ce mastodonte de 26 000 tonnes aux mensurations de 208 mètres de long sur 24 mètres de large, offre de nombreuses croisières vers la Scandinavie, mais aussi en direction des pays amis du régime d'Adolf Hitler dans le sud de l'Europe comme l'Espagne ou l'Italie. Mais en septembre 1939, sa vocation est contrariée. Le Wilhelm Gustloff est réquisitionné pour être transformé en navire-hôpital de la marine de guerre allemande. Il est notamment utilisé lors de la campagne de Norvège au printemps 1940 pour rapatrier les blessés de la bataille de Narvik. Quelques mois plus tard, en novembre, il est finalement mis à quai dans le port de Gotenhafen, aujourd'hui Gdynia en Pologne, au bord de la mer Baltique, pour servir de caserne flottante pour des élèves sous-mariniers de la Wehrmacht.

Le Wilhelm Gustloff réquisitionné comme navire-hôpital en 1940
Alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, le paquebot est ainsi immobilisé pendant quatre ans. "Il n'était plus possible de faire de croisières. Il était bloqué en mer Baltique à cause du risque représenté par la Royal Navy britannique", souligne Loïc Guermeur. Mais au début de l'année 1945, les Allemands décident de faire de nouveau appel à ce navire. Alors que l'Armée rouge progresse en direction de la Prusse-Orientale, une ancienne province allemande, l'opération Hannibal est lancée pour évacuer les milliers de civils fuyant l'offensive des Soviétiques. "La population civile était désespérée, elle savait qu'elle allait perdre la guerre et elle savait aussi que les Soviétiques, qui se rapprochaient de l'Est, étaient déterminés à se venger de la guerre", raconte la journaliste Cathryn J. Prince, auteure de "Death in the Baltic : The World War II Sinking of the Wilhelm Gustloff" (Éd. Griffin).
"Ils se sont entassés"
Quatre bateaux sont ainsi réquisitionnés par l'Allemagne pour évacuer les civils, dont le Wilhelm Gustloff. Des milliers de personnes se massent aux abords du bateau pour monter à bord. Lorsqu'il lève l'ancre au petit matin du 30 janvier 1945, une liste officielle dresse le nombre de 6 050 passagers alors qu'il pouvait en contenir seulement 1 200. Mais dans les faits, ils sont beaucoup plus nombreux.
Selon un rescapé, Heinz Schön, qui a mené des recherches publiées dans les années 2000, environ 10 500 personnes ont ainsi embarqué sur le paquebot : des civils, mais aussi des militaires blessés, des marins, des auxiliaires féminines de l'armée et des dignitaires nazis. "Ils se sont entassés dans les placards, dans la piscine vide, sous les cages d'escalier. C'était le chaos", décrit Cathryn J. Prince.
Le trajet pour tenter de rallier les ports allemands de Flensbourg et de Kiel est peu sûr. "La Baltique était dangereuse car elle était minée. Des patrouilles de sous-marins soviétiques sévissaient également et avaient pour ordre de couler tout ce qui était ennemi", précise Loïc Guermeur.
Le Wilhelm Gustloff, escorté d'une seule vedette lance-torpille, croise ainsi la route du sous-marin soviétique S-13 au soir du 30 janvier 1945. Son capitaine Alexandre Marinesko décide sans hésiter de faire feu sur le paquebot. "C'était un homme aimé par son équipage, mais pas tellement par ses supérieurs. C'était un coureur de jupons et un ivrogne et il voulait faire quelque chose pour se faire un nom et restaurer sa réputation. Détruire un navire allemand devait lui permettre d'y arriver", estime Cathryn J. Prince.
"Le silence autour du Gustloff"
Trois torpilles touchent le flanc gauche du navire allemand à 21 h 16. Interrogé en 2008 par le journal Westdeutsche Zeitung, le survivant Heinz Schön, âgé de 18 ans au moment du naufrage, avait raconté l'impact : "Les lumières se sont éteintes immédiatement, puis il y a eu un silence à couper le souffle pendant quelques secondes jusqu'à ce que les cris commencent. C’était un chaos absolu. Dix mille personnes ont tenté de monter sur le pont en même temps. Il était déjà incliné et gelé car il faisait -18°C à l'extérieur". Éjecté par-dessus bord par une vague, le jeune Allemand est alors miraculeusement recueilli sur un radeau.
Mais tout autour de Heinz Schön, c'est la panique. La plupart des autres passagers n'ont pas cette chance. Le bateau coule en 40 minutes. Comme le souligne Cathryn J. Prince, le bilan extrêmement lourd est dû à une convergence de facteurs défavorables : "Il y avait beaucoup trop de monde à bord et pas assez de canots de sauvetage. Certains sont entrés dans l’eau à moitié pleins. Certaines des chaînes les retenant se sont brisées car elles étaient gelées, ce qui a fait chuter les gens dans la mer. Ce fut l’un des hivers les plus froids jamais enregistrés depuis longtemps et la survie dans la mer Baltique était inférieure à quatre minutes".
Seulement 1 252 rescapés sont finalement secourus par des navires allemands venus à la rescousse, tandis que des milliers trouvent la mort. "On n’oublie jamais une catastrophe comme celle-ci", résumait le miraculé Heinz Schön. Pourtant, pendant des décennies, cette tragédie n'a pas été évoquée. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, toute référence à la souffrance des Allemands paraissait malvenue.
"Le silence autour du Wilhelm Gustloff était semblable à celui autour des bombardements alliés sur Dresde ou sur Tokyo", résume Cathryn J. Prince. "Il faut aussi tenir du compte du fait que les 10 000 victimes de ce naufrage ne représentaient rien à l'époque en comparaison des millions de personnes assassinées dans les camps nazis ou aux milliers de soldats tombés dans les combats", précise la journaliste.
Ce n'est que des décennies après la guerre que des historiens ou des écrivains comme Günther Grass se sont penchés sur ce sujet. Symbole de cette histoire contrastée et de ces zones grises, le prix Nobel de littérature, qui avait avoué sur le tard s'être engagé dans la SS à l'âge de 17 ans, fait dire à son personnage principal dans "En Crabe" : "Jamais on n’aurait dû se taire sur tant de souffrance, simplement parce que notre faute et la confession du repentir l’emportaient sur tout le reste".
Peu à peu, cette tragédie refait surface dans la mémoire collective allemande. Le paquebot repose, quant à lui, toujours au fond de la Baltique à 50 mètres de profondeur, non loin du port polonais de Gdynia. Le Wilhelm Gustloff est désormais un monument protégé car il est considéré comme une sépulture de guerre. Les autorités maritimes interdisent tout déplacement à moins de 500 mètres du site.
Stéphanie Trouillard