- Accueil
- CULTURE - HISTOIRE - PATRIMOINE - CINÉMA - RETRO - PEOPLE
- Les causes de la Première Guerre mondiale
Les causes de la Première Guerre mondiale
Qui a déclenché la guerre en 1914 ? Cette question a toujours été, de concert, une question historique d’une technicité considérable et une question politique, dans la mesure où elle engageait le rapport de chaque nation européenne au premier événement traumatique du xxe siècle, la Grande Guerre. En Allemagne, la question de la Kriegsschuld – la responsabilité dans le déclenchement de la guerre – a été un point nodal de la mémoire nationale, déclenchant des débats aussi nombreux que violents.
L’article 231 du Traité de Versailles : querelle sur la responsabilité allemande dans le déclenchement de la guerre (1919 – 1945)
« Les Gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés ».
Ces quelques lignes sont issues de l’article 231 du traité de Versailles signé le 28 juin 1919, dans sa huitième partie, intitulée « Réparations ». Elle en constitue l’incipit. Ces « réparations », ce sont les ressources de l’Allemagne qui doivent les assurer pour compenser, entre autres, « tous les dommages causés à la population civile ». « L’agression » de l’Allemagne : c’est par ce terme choisi de manière unilatérale par les Alliés que commence le premier désaccord sur les responsabilités de la guerre. Dans les discussions préalables à l’armistice de novembre 1918, la note du Secrétaire d’État aux affaires étrangères américains, Robert Lansing, estimait en effet que l’attaque de 1914 était une « aggression » (en anglais) : or le terme avait été traduit en allemand par le mot « Angriff », beaucoup plus neutre (« attaque »).
C’est pourtant le terme « agression » qui est repris dans les négociations de la Conférence de Paix de Paris auxquelles les Allemands ne sont pas associés et dont ils découvrent le texte le 7 mai 1919. L’article 231 – par la suite rapidement désigné comme la « clause morale » de l’intégralité des 440 articles du Traité de Versailles – attribue à l’Allemagne la responsabilité unique, pleine, et entière du déclenchement de la Grande Guerre. Le texte allemand indique que les Allemands sont Urheber de tous les dommages : ils en ont la paternité, ils en sont les auteurs, les initiateurs. La question lancinante de savoir « qui a déclenché la Première Guerre mondiale ? », question qui avait d’ailleurs été posée dès les premières semaines de la guerre, semble trouver une réponse définitive au moment de la signature du Traité le 28 juin 1919. « L’Allemagne paiera », dit le ministre des finances français Louis-Lucien Klotz, car l’Allemagne a déclenché la guerre.
Après le traité de Versailles, dans les années 1920 et 1930, la question semble tranchée dans le camp des puissances victorieuses : les Allemands sont responsables de la guerre. Que cette responsabilité soit totale et exclusive, ou que le Reich n’ait eu qu’une responsabilité supérieure à celles des autres dans le déclenchement de la guerre est considérée par les anciens Alliés comme une simple affaire de nuances. Les historiens s’affairent, eux, à essayer d’établir les faits de la manière la plus précise possible, notamment par la publication de longues séries de documents diplomatiques. Aux États-Unis, Harry Elmer Barnes publie ainsi, en 1926, un livre qui interroge le rôle de l’Allemagne et ses alliés, intitulé Genèse de la Guerre mondiale et introduction au problème de la culpabilité de guerre. Le livre est traduit en allemand en 1928. En URSS, Mikhail Pokrovsky rend public de nombreux documents, eux-aussi rapidement traduits en allemand. En France, Pierre Renouvin, grand spécialiste en histoire diplomatique et ancien combattant, amasse lui-aussi des documents et publie La crise européenne et la Grande Guerre (1904-1918) en 1934. En se fondant sur la bibliothèque du musée de la Guerre, où Renouvin était conservateur, il reconstitue, dans un épais ouvrage, le déroulement des événements. Petit à petit, un relatif consensus s’établit autour de la responsabilité de toutes les puissances européennes dans le déclenchement de la guerre, l’Allemagne portant, elle, une responsabilité non seulement particulière, mais supérieure.
En Allemagne, en revanche, c’est un déni généralisé. Dans la République de Weimar, la question est âprement discutée : elle constitue le cœur de la lutte contre le Traité de Versailles pour un grand nombre d’activistes qui considèrent que l’article 231 est le verrou qui permet de faire sauter tout l’édifice inique du « Diktat ». Revendiquer une responsabilité collective de l’entrée en guerre de 1914, c’est faire sauter Versailles. C’est le thème du « Kriegsschuldlüge », le « mensonge de la culpabilité allemande dans le déclenchement de la guerre ».
Cette lutte est portée par la droite du spectre politique allemand mais les autres partis politiques s’en saisissent également en évoquant la « question de la culpabilité » (Kriegsschuldfrage). Cette question clef, aussi bien politique qu’historique, agite les esprits jusqu’au sommet de l’État : un « Bureau central pour la recherche sur les causes de la guerre » (Zentralstelle für Erforschung der Kriegsursachen) est financé par le Ministère des Affaires étrangères allemand à partir de 1921. Cet office publie de nombreuses éditions de documents concernant l’activité des cabinets gouvernementaux européens, pour éclairer le débat. Un magazine consacré uniquement à cette question est publié par le gouvernement de 1922 à 1944. Dans les années 1930, le régime nazi reprendra à son compte le thème du « mensonge » de l’article 231 pour réviser, par les armes, toutes les clauses du traité de Versailles.
La « controverse Fischer » : débat historiographique et politique dans les années 1960
Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle génération d’historien, comme Gerhard Ritter ou Friedrich Meinecke, essaye de comprendre la débâcle morale qu’a représenté le « Troisième Reich » en la mettant en lien avec l’histoire de l’impérialisme et du militarisme allemands : y a-t-il, ou non, une continuité entre la politique de conquête hitlérienne de 1938-1945 et le passé national ? Se développe alors petit à petit l’acceptation, chez les universitaires allemands, d’une responsabilité collective en 1914, au sein de laquelle le pays aurait joué un rôle primordial du fait de l’importance des cercles militaires et de leur influence au sein de l’appareil d’État. Mais l’opinion publique est encore largement convaincue d’une absence de responsabilité spécifique de l’Allemagne.
En 1961, une controverse historiographique vient bousculer durablement ce consensus politique reposant sur l’idée d’une absence de responsabilité spécifique de l’impérialisme allemand dans le déclenchement de la guerre. Fritz Fischer, historien de l’Université de Hambourg et spécialiste d’histoire religieuse, publie un livre qui fait scandale. Dans Les buts de guerre de l’Allemagne impériale (Griff nach der Weltmacht) Fischer analyse les objectifs impérialistes allemands à partir de 1914 et éclaire l’entrée en guerre d’une lumière crue, en donnant à la thèse de la « culpabilité exclusive » de l’Allemagne une nouvelle énergie – du moins est-ce ainsi que ses contradicteurs ont lu son livre. Fischer décrit ainsi les préparatifs allemands pour la guerre, notamment à partir de 1912, et l’agitation nationaliste permanente dans le pays. Pour de nombreux historiens allemands conservateurs, cette relecture du déclenchement de la guerre apparaît comme une redite insupportable de l’article 231 du Traité de Versailles, à un moment où l’Allemagne de l’Ouest est en train de réintégrer le concert des nations.
Fischer est loin d’être le premier Allemand à avoir fait cavalier seul en défendant une thèse qui nuit profondément à l’image de son pays. À une autre époque, et dans un autre registre, Kurt Eisner, militant révolutionnaire de la Révolution allemande de 1918-1919, avait défendu bec et ongle la thèse de la « responsabilité exclusive » (Alleinschuld) de l’Allemagne. Il l’avait d’ailleurs payé de sa vie ; il fut assassiné le 21 février 1919 par un étudiant nationaliste. Quarante ans plus tard, Fritz Fischer défend, avec les armes d’une démonstration scientifique très fondée, une thèse plus mesurée, comme le montre cet extrait des buts de guerre de l’Allemagne impériale dans la traduction française de 1970 (pp. 99-100) :
« Il est incontestable que, dans ce heurt d’intérêts politiques et militaires, de ressentiments et d’idées qui atteignent leur maximum pendant la crise de juillet, tous les gouvernements des pays européens engagés n’aient eu leur part de responsabilité au déclenchement de la guerre mondiale. Il ne nous appartient pas de discuter en détail la responsabilité de la guerre […]. L’Allemagne, confiante dans sa supériorité militaire, ayant voulu, souhaité et appuyé la guerre austro-serbe, prit sciemment le risque d’un conflit militaire avec la France et la Russie. Le gouvernement portait ainsi la part décisive* de la responsabilité historique de la guerre mondiale [einen erheblichen Teil der historischen Verantwortung für den Ausbruch des allgemeinen Krieges]. La tentative de l’Allemagne d’arrêter en dernière minute cette fatalité ne diminue pas sa part de responsabilité ».
*Le terme « erheblich » peut se traduire par « considérable », « important », « significative », le choix du terme « décisif » dans la traduction française de 1970 ajoutant peut-être une nuance supplémentaire. Ajout de l’original allemand et note par l’auteur.
Cette vision critique du passé allemand développée par Fischer n’est en rien isolée des changements politiques majeures que traversent l’Allemagne dans les années 1960 : la jeune génération allemande, comme partout en Europe, s’investit dans le mouvement de révolte estudiantin, et confronte la génération des parents aux crimes trop souvent passés sous silence du IIIe Reich, un affrontement générationnel qui se traduit également dans les débats entre historiens.
Dans les années 1970 à 1990, les thèses de Fischer s’imposent ainsi dans l’opinion publique allemande sous la forme d’un nouveau consensus sur les responsabilités de la guerre : l’Allemagne a bien une responsabilité majeure dans le déclenchement d’une guerre qui semblait inéluctable pour les élites politique, diplomatiques et militaires en Europe.
À l’ombre du Centenaire (2014-2018) : autour des Somnambules de Christopher Clark
À partir des années 1990, le travail de révision des thèses de Fischer est déjà largement entamé mais c’est la publication en 2012 de l’ouvrage de Christopher Clark, Les Somnambules qui relance la controverse publique en devenant un best-seller en Allemagne puis en France, avec respectivement plus de 200 000 et 40 000 exemplaires vendus. Clark est un historien déjà connu outre-Rhin pour son histoire remarquée de la Prusse. Dans son étude sur les causes de la Grande Guerre – sous-titrée Été 1914. Comment l’Europe a marché vers la guerre – l’historien australien, qui se fonde sur une très bonne connaissance des archives diplomatiques en plusieurs langues, tend à minorer le rôle de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre.
L’engouement considérable que rencontre le livre pose, de concert, des questions politiques et des questions historiennes. Heinrich August Winkler, un des plus grands représentants de l’histoire politique contemporaine en Allemagne, analyse longuement le phénomène Clark du point de vue des mentalités allemandes. Pour lui, ce succès public n’est pas uniquement fondé sur les qualités indiscutables du livre : l’idée que toutes les puissances sont entrées en guerre comme des « somnambules » tend à dédouaner l’Allemagne de ses propres responsabilités et délivre la conscience nationale de la Kriegsschuld, cette question qui hante le pays depuis 1919. Pour Winkler, ce message « rédempteur » a été particulièrement apprécié par un lectorat allemand spécifique : les représentants de la bourgeoisie culturelle, âgés et conservateurs. Si la thèse de la « responsabilité exclusive » était depuis longtemps battue en brèche ; la thèse de la « responsabilité principale » de l’Allemagne ou des deux puissances centrales (Allemagne et Autriche-Hongrie) était encore dominante dans le grand public. Avec son livre, Christopher Clark semble finir de la réviser.
Au-delà du débat politique, la discipline historique s’est emparée de la controverse relancée par les Somnambules : de nombreuses historiennes et historiens, en Allemagne et ailleurs, se sont investis dans un débat d’une grande exigence, nécessitant une très bonne connaissance d’un nombre considérable d’archives diplomatiques et de controverses dont on effleure ici à peine l’ampleur et la complexité. Gerd Krumeich et Annika Mombauer ont ainsi publié des ouvrages entièrement consacrés à l’entrée en guerre ; Herfried Münkler ou Jörn Leonhard ont pris position sur la question dans leurs synthèses sur l’ensemble de la Grande Guerre. Dans cette réponse historienne, le parasitage politique n’a d’ailleurs pas toujours été absent. C’est le cas de Jörg Friedrich, un historien habitué des coups d’éclats médiatiques, qui considère alors la question de la « culpabilité allemande » comme un discours de propagande. Pour les autres chercheurs, la réponse aux Somnambules est avant tout historienne. Elle consiste à reprendre les questions centrales depuis plus d’un siècle dans la compréhension de la marche à la guerre : influence des cercles militaires dans l’appareil d’État allemand ; inéluctabilité de la guerre dans l’esprit des dirigeants européens ; poids décisif du « chèque en blanc » que Guillaume II donne à l’Autriche-Hongrie au début du mois de juillet.
Sur le terrain de l’analyse historique, il y a longtemps que la perspective qui faisait remonter le déclenchement de la guerre à une longue suite inéluctable de tensions est abandonnée par la majorité des historiens. Certes, il y a bien eu avant 1914 les deux crises marocaines, l’affirmation de l’impérialisme allemand, les incidents internationaux… mais, chaque escalade finissait par trouver une solution diplomatique. Certes, il y eut bien le Plan Schlieffen de 1905 et l’augmentation du temps de service militaire en France et en Allemagne, mais dans le même temps, les budgets de dépense militaire n’augmentèrent dans aucun pays européen, y compris dans les années fatidiques de 1911-1912. En 1913, ces dépenses augmentèrent seulement de 4% du PIB à 4,3% en France et de 3,8% à 4,9% en Allemagne. En rappelant que l’engrenage qui conduit à la guerre n’était pas inéluctable, Christopher Clark ne tranche pas avec le consensus établi par les recherches historiques récentes consacrées aux causes de la Première Guerre mondiale
En revanche, dans la conclusion de son épais ouvrage de plus de 900 pages, l’historien australien se méfie des démonstrations visant à désigner un responsable unique de la guerre : « Le déclenchement de la guerre de 1914 n’est pas un roman d’Agatha Christie à la fin duquel nous découvrons le coupable… », écrit-il, et « les Allemands n’étaient pas les seuls à avoir été impérialistes ni à avoir succombé à la paranoïa ». Il souligne, à raison, que la « controverse Fischer » renvoyait en réalité, dans l’imaginaire allemand, à la culpabilité d’une autre guerre : celle de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Selon Clark, l’ampleur de cette controverse s’explique également par le lien mémoriel complexe d’une génération d’Allemands qui, en parlant de 1914-1918, se confrontait en réalité au passé national-socialiste.
Annika Mombauer, dans son livre publié en octobre 2014 sur la crise de juillet 1914 (Die Julikrise. Europas Weg in den Ersten Weltkrieg) contredit l’historien australien : « Les documents sur lesquels nous pouvons nous fonder montrent clairement que ces deux grandes puissances [l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie] s’étaient attendues à une guerre, avant que les gouvernements des autres grandes puissances n’aient du tout pris conscience qu’ils se trouvaient à l’orée d’un conflit européen ». Gerd Krumeich, dans son livre, publié en novembre 2013, Le Feu aux poudres, insiste sur la responsabilité particulière de l’Allemagne et considère, dans un entretien au Monde, que Christopher Clark « minimise la responsabilité allemande ».
Avant l’historien australien, d’autres chercheurs avaient tenté de mettre en cause le dogme d’une responsabilité majeure de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre en insistant sur la diplomatie belliqueuse des autres puissances en 1914. C’est le cas, en 2011, de l’historien américain Sean McMeekin, dans son livre Les origines russes de la Première Guerre mondiale, qui jetait une lumière crue, à partir des archives russes, sur la responsabilité de l’Empire tsariste dans l’escalade, les chefs militaires et les diplomates étant pourtant conscients des risques d’un engrenage des alliances militaires en Europe.
On le voit, la question du déclenchement de la Première Guerre mondiale est un point de débat historique extrêmement complexe, qui nécessite une parfaite maîtrise des archives diplomatiques de plusieurs pays. Mais cette question est également une surface où se projettent des enjeux cruciaux pour la mémoire nationale allemande. Érudition historique et posture politico-mémorielle sont donc souvent inextricablement liées dans les travaux des chercheurs. Une bonne partie des historiens considère ainsi, a minima, que l’Allemagne avait bien une responsabilité spécifique dans le déclenchement de la guerre car les milieux militaires, qui poussèrent vers le conflit, n’étaient pas suffisamment contrôlés par le pouvoir civil, à la différence de la situation dans d’autres pays européens. Ce consensus de la recherche historique est aussi une manière de relire le mythe du « militarisme prussien » et de regarder l’Empire allemand dans ses zones d’ombre comme le rappelle Sönke Neitzel dans son livre de 2020, Guerriers allemands. Heinrich August Winkler, grand spécialiste d’histoire contemporaine, va plus loin et n’épargne pas les hommes politiques. Pour lui, Theobald von Bethmann Hollweg (1856-1921), le chancelier allemand en 1914, n’était pas un « somnambule » : c’était un « flambeur », qui jouait l’avenir de son pays et de l’Europe sur la table de poker des élites militaires de son pays.
Nicolas Patin
Date de dernière mise à jour : 28/06/2024