Peu de personnages de notre Histoire ont été aussi haïs que Pierre Laval, ancien Président du Conseil et numéro deux du régime de Vichy. Jugé en 1945, condamné à mort et exécuté le 15 octobre 1945, Laval incarne le refoulé d'un pays qui, des décennies durant, ne voulait plus entendre parler ni de l'Occupation ni de la Collaboration. C'est cette dernière que Laval avait souhaité incarner. Il s'identifia à elle et subit le même destin.
Peu à peu, Laval disparut de la mémoire collective même si un aréopage de fidèles, composé de son gendre le Comte René de Chambrun et de ses avocats Maître Baraduc et Maître Jaffré, auteurs de livres et opuscules, l'ont loué ou défendu.
Pour le grand public, Laval évoque peut-être la talentueuse interprétation de Jean Yanne dans le Pétain de Jean Marbœuf, inspiré du livre de Marc Ferro consacré au chef de l'État français. Christophe Malavoy interpréta lui aussi Laval, mais face à ses juges dans le docu-fiction d'Yves Boisset. Les biographies écrites par Fred Kupferman puis Jean-Paul Cointet ont été éclairant sur la véritable nature de Laval. Enfin, en 2018, Renaud Meltz publiait une magistrale biographie.
Une jeunesse pauvre et auvergnate
Pierre Laval naît à Châteldon, un petit village d'Auvergne, un jour de juin 1883. Ses parents sont les aubergistes du village. Ni riches ni véritablement pauvres, leur établissement est le point de ralliement des paysans du village et du canton.
Passant ses années d'études entre Clermont-Ferrand, Moulins, Lyon, Autun, Saint-Étienne puis Paris, il se passionne d'abord pour les sciences naturelles. Il obtient dans ce domaine une licence avant de bifurquer vers le droit, passeport pour la reconnaissance par sa future belle-famille, dont le père est maire de Châteldon et le fils, son futur beau-frère deviendra député SFIO. Ces années touchent au dénuement. L'argent manque pour acheter ses manuels comme pour se payer des souliers ne prenant pas la pluie; Laval emprunte de quoi subvenir à ces besoins immédiats. Les sciences naturelles et le droit, choisis comme matières principales successives par le jeune Laval, révèlent les deux seules passions de sa vie jusqu'à son issue à Fresnes: les animaux et la politique.
En arrivant à Paris, il commence une carrière d'avocat. Sa clientèle est des plus démunies. Il est l'avocat des pauvres, défendant ouvriers équarisseurs de La Villette ou enfants exploités. Souvent, il ne fait pas payer ses client·es qui, pour le remercier organisent des cagnottes, qui s'avèrent bien plus lucratives. Avocat du peuple et avocat très populaire, il reçoit ainsi d'importantes sommes d'argent qui lui permettent de vivre confortablement rue du Faubourg Saint-Denis à Paris. «Pedro», pour les ouvriers banlieusards du nord de Paris, devient extrêmement populaire.
Député socialiste SFIO en 1914
En épousant Eugénie Claussat, fille du maire et médecin socialiste du village, Laval fait à la fois un beau mariage et un mariage d'amour. Très tôt, il adhère au parti socialiste SFIO, fondé en 1905. Pierre Laval est socialiste. Il n'est pas éminemment jaurésien, il est plutôt influencé par le blanquisme. Avec d'autres élus, dont son propre beau-frère, il représente un pacifisme d'un genre particulier, consubstantiel à une forme de socialisme du terroir assez défiant envers les options mondiales d'une République éprise de son empire désormais mondial. Alors même que le socialisme tend à l'universalisme et que la IIIe République maquille l'Empire colonial français aux couleurs de l'universalisme tricolore, Laval penche pour la défense des petits, certes, mais des Français·es de métropole et des terroirs.
Il ne manifestera pas d'intérêt à l'égard des soldats coloniaux et, bien au contraire, finira par jeter la suspicion sur eux, souvent accusés par la population d'avoir pour fonction de réprimer les revendications et manifestations des populations ouvrières du département de la Seine. Cependant, Pierre Laval est alors, comme l'écrit Renaud Meltz, «l'homme du Carnet B». Le Carnet B, c'est le fichier qui recense défaitistes, pacifistes, révolutionnaires, tous suspects de jouer contre la revanche de la France.
Curieusement, c'est Joseph Caillaux qui acceptera de l'y faire inscrire. Pendant la Grande Guerre, Laval qui s'appesantit sur la vie quotidienne des plus humbles, penche assez spontanément pour Joseph Caillaux –figure radicale qui sera finalement jugée pour haute trahison. Cependant, quand le socialiste pacifiste Laval a le cœur qui bat la chamade pour Caillaux, le député de plus en plus roublard en pince pour le président Georges Clemenceau et son bras droit Georges Mandel.
Pacifiste mais national avant d'être internationaliste, il va manier l'ambigüité avec un art qui fera son succès ultérieur en se faisant plus ou moins mouchard de Clemenceau, mais en réclamant une paix négociée et en revendiquant l'élargissement de ses camarades pacifistes condamnés en 1919. L'ombre des fonds secrets planera ensuite sur cette période, donnant une explication plausible à la fortune de Laval. De cette époque, il gardera un lien avec Mandel. L'assassinat de ce dernier par la Milice en 1944 aura-t-il fait prendre conscience humainement et personnellement à Laval des crimes qu'il a alors couverts ?
Pacifiste, en 1919, Laval reste surtout un socialiste du terroir, peu enclin au penchant républicain universaliste de la IIIe République. Il préfèrera ultérieurement voir le Japon envahir la Mandchourie et y instaurer le Mandchoukouo ou les Italiens fouler aux pieds les accords de Stresa, laisser ceux-ci envahir l'Éthiopie et abandonner le Négus, l'empereur éthiopien, hué à la SDN, que de voir la guerre en Europe. À partir de janvier 1936, Laval est écarté du pouvoir.
Aubervilliers, les affaires et l'homme d'État
Battu en 1919 aux élections législatives sous l'étiquette SFIO, il s'empare, à la faveur d'une élection municipale partielle en 1921, de la ville d'Aubervilliers et en restera maire jusqu'en 1944. Candidat contre les communistes, il a cependant louvoyé au Congrès de Tours et pris progressivement le large par rapport à la SFIO. À Aubervilliers, fort du soutien des corporations dont il a été l'avocat, de celui des Bougnats, Auvergnats immigrés à Paris au XIXe siècle, formant un réseau dense et influent, il obtient au soir du premier tour 45%. Après une campagne de second tour particulièrement musclée, il est élu et fera d'Aubervilliers à la fois une vitrine sociale enviée et une base arrière suffisamment solide pour engager sa marche vers le pouvoir.
Entretemps, Laval plonge dans le monde des affaires. Son train de vie augmente et il déménage à Villa Saïd dont, en bon Bougnat, il négocie fort bien le prix. Ses biographes –Cointet, Kupferman, Meltz– soulignent ses talents de profiteur de guerre. À l'avocat des pauvres, souvent non rémunéré, succède un avocat habile et âpre au gain. Sa vénalité ne cessera de se confirmer.
Il acquiert ainsi le journal Le Moniteur du Puy de Dôme, qui lui assurera un pied dans sa petite patrie natale. Par la suite, ses investissements dans les médias de Radio Lyon au Moniteur, souvent par prête-nom, en feront l'un des patrons de presse les plus importants du pays. Il devient l'un des principaux actionnaires de la Société de l'Énergie industrielle en 1937. Radio Lyon est, dès la fin des années 1920, le moteur d'une efficace propagande très lucrative (par ses annonces publicitaires) pour Laval.
On peut multiplier, jusqu'à l'Occupation, les prises de participation et les reventes d'entreprises qui vont procurer à Laval une fortune colossale, dont il placera une partie importante aux États-Unis. Laval devient riche mais ses mœurs changent peu. Costumes bleus plus ou moins bien taillés, éternelle cravate blanche, il n'affectionne que les bons vins et se détourne des mondanités. Riche, il n'est pas homme du monde et se flatte de se coucher à 21 heures. La richesse accumulée n'est ostentatoire que quand il s'agit d'habiller Josée, sa fille unique, devenue bientôt personnage de la presse mondaine.
Le maquignon disciple de Briand
Celui qui s'est éloigné du socialisme et de la SFIO, puis finalement de la gauche va se retrouver caution populaire de majorités de droite successives. Il a été élu sous la bannière du Cartel des gauches mais va s'efforcer de s'en libérer. Élu du Cartel, il devient ministre des Travaux Publics, l'impression qu'il y laisse est désastreuse. Incapable de fixer un cap politique en la matière, Laval apparaît comme le jouet de l'administration, voguant péniblement sur le flot d'enjeux qui semblent de loin le dépasser ou surtout l'indifférer. Plus tard, c'est dans le gouvernement Tardieu, en 1930, qu'il devient ministre du Travail. Jusqu'au début de 1936, il sera de tous les gouvernements.
C'est là, en pleine crise de 1929, alors que grondent en Europe les orages du nationalisme, que Laval va donner pleine mesure à son sens tacticien et à sa vision pacificiste. Président du Conseil en 1931, il fait une tournée internationale qui l'amène aux États-Unis pour rencontrer le président Hoover. C'est Josée, sa fille, et non Eugénie, sa femme, qui l'accompagne. L'accueil de New York est triomphal. Lui qui n'a jamais voyagé bien plus loin que Châteldon (hormis une mission lointaine pendant la Première Guerre mondiale) découvre le vaste monde. Il se rend à Berlin, là où le nazisme est aux portes du pouvoir.
Pour Laval, sa mission poursuit celle d'Aristide Briand. Si pendant le même temps, le président Laval s'occupe de la nourriture donnée à chaque bête de son élevage en Normandie (les mots à en-tête officielle témoignent du soin pris à chaque animal en particulier) celui-ci ne perd pas son objectif: la paix avant tout. Car, s'il est célébré aux États-Unis comme un économiste hors-pair dans la crise, Laval est pris par une course de vitesse.
La fragilisation de l'œuvre de Briand, la dénatalité française, la montée des nationalismes vont faire de Laval un conciliateur impuissant, pris par les vertiges de son impuissance. Laval, héritier de Briand? Il est déjà contesté par les Jeunes Turcs du Parti Radical et les néosocialistes de Déat à la SFIO. Laval, au cours de ses exercices ministériels, n'aura de cesse de favoriser la paix jusqu'à être la victime du retour de feu des guerres d'Éthiopie. Certes, il aura conclu un accord avec Staline en 1935 favorisant la paix et conclu les accords de Stresa avec l'Italie, mais tout cela sera vite balayé.
Gaël Brustier