Pour laïciser un espace urbain encore fortement marqué par les traditions chrétiennes, lors de la Révolution Française, la Convention nationale impulse une "révolution toponymique". L'historien Serge Bianchi a étudié ce phénomène dans trois villes d'Île-de-France qui en sont des exemples locaux.
La Révolution française a été un moment essentiel dans le combat culturel visant à "régénérer", comme on disait alors, le peuple français afin de fabriquer un homme nouveau. C'est dans ce but qu'un grand nombre de municipalités décidèrent de changer le nom des rues. L'historien Serge Bianchi a étudié ce phénomène dans trois villes - Corbeil, Dourdan et Étampes - situées au sud de l'Île-de-France. Son enquête montre que les décisions les plus importantes ont été adoptées en 1793, quand les Montagnards ont pris la direction du processus révolutionnaire. Les changements concernant le nom des rues se produisirent donc au début de la vague de déchristianisation, lorsque le calendrier républicain est entré dans les mœurs.
Pour laïciser un espace urbain encore fortement marqué par les traditions chrétiennes
À Étampes, c'est pour laïciser un espace urbain encore fortement marqué par les traditions chrétiennes que Jean-Pierre Couturier - un "représentant en mission", envoyé sur place par le pouvoir central - fonda le "Club des sans-culottes". L'une de ses premières actions fut de changer le nom des rues, processus qui connut son point culminant le 30 octobre 1793 à l'occasion d'une grande fête civique. Les Sans-culottes jouèrent aussi un rôle essentiel dans la mise en œuvre de cette politique des noms à Dourdan et surtout à Corbeil. A tel point que sous l'impulsion de la société populaire locale, Corbeil fut alors rebaptisée Corbeil la Montagne.
Ces exemples locaux montrent que la « révolution toponymique » impulsée par la Convention a eu des effets très importants puisque, dans ces trois communes, trois rues sur quatre changèrent alors de nom. Les familles furent touchées elles aussi, car beaucoup de parents donnèrent aux enfants nés au cours de cette période des prénoms révolutionnaires.
Des noms de rue remplacés par des références aux héros et aux idéaux républicains vues comme la force politique guidant la Révolution
La plupart des noms de rue qui furent supprimés rappelaient la culture et les valeurs chrétiennes que les révolutionnaires voulaient faire disparaître. Mais les autorités s'attaquèrent aussi à des noms évoquant de vieux métiers (comme les tanneurs, la boucherie, ou la foulerie), ainsi qu'à des noms jugés ridicules (comme "la rue du Trou le plus net" à Dourdan). Ces noms furent remplacés par des références aux héros et aux idéaux républicains. La Montagne, plus que les Montagnards ou les Jacobins, est citée comme la force politique guidant la Révolution, dans chacune de nos trois villes. Les nouveaux noms de rue accordèrent aussi une place essentielle aux allégories républicaines. C'est à ce moment-là qu'ont fleuri les rues de la Fraternité et de l'Egalité et, plus souvent encore, les rues de la Liberté. Les valeurs et les symboles de la "Sans-culotterie" furent également célébrés, grâce à des noms de rue se référant au Bonnet rouge ou à la Pique, l'arme par excellence de ses militants. Au total, dans ces trois communes, près de 90% des toponymes nouveaux furent empruntés au vocabulaire politique introduit par les révolutionnaires.
Les sources locales ne permettent pas de savoir comment la population a réagi face à cette rupture brutale avec des traditions chrétiennes profondément ancrées dans la culture populaire de l'époque. On constate néanmoins qu'après la chute de Robespierre, un grand nombre de rues retrouvèrent les noms qui leur avaient été donnés avant la Révolution.
Serge Bianchi
"Les changements des noms de rues sous la Révolution française. L'exemple de l'Île-de-France (Corbeil, Dourdan, Etampes)", Nouvelle revue d'onomastique, 1999, n°33-34, pp. 281-302.