19 mars 2023 : Peut-être ne l'avez-vous pas entendu : le 9 février 2023, un coup de tonnerre a fait trembler le monde trop tranquille de la francophonie. C'est ce jour-là en effet qu'a été reçu à l'Académie française l'écrivain d'origine péruvienne Mario Vargas Llosa.
Si l'on ne met pas en cause son talent d'écrivain, on peut tout de même s'interroger : est-ce son Prix Nobel de Littérature de 2010 qui lui a permis de faire oublier ses 86 ans, alors que la noble institution avait décidé de ne plus ouvrir ses portes aux talents de plus de 75 ans ? Mais surtout, comment accepter sous la Coupole un écrivain qui n'a pas publié une seule ligne en français ?...
Richelieu doit se retourner dans sa tombe ! Pourtant, la mission qui avait été donnée à l'Académie lors de sa création en 1635 était claire : « travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » On ne voit pas comment Vargas Llosa va bien pouvoir apporter sa pierre à l'édifice...
Faut-il y voir une opération de prestige ? Dans ce cas, c'est un fiasco ! Il ne suffit pas d'être Prix Nobel et déclarer être amoureux de Gustave Flaubert pour mériter le fauteuil de Michel Serres. Et surtout craignons que cette première brèche n'ouvre la voie à d'autres arrivées tout aussi injustifiées. L'Académie française va-t-elle devenir un club de copains où l'on ne parle que de romans ? C'est en tout cas ce qu'a fait Vargas Llosa dans son discours d'intronisation – pardon, de réception : certes, il y a rendu hommage à certaines de nos grandes plumes mais n'a à aucun moment abordé le thème de notre langue, et encore moins de sa défense... Et pour cause !
Soyons clair : le combat n'est plus d'actualité. Du Bellay, Vaugelas et consorts sont tombés dans les oubliettes, victimes de l'indifférence et du rouleau compresseur anglo-saxon. Alors que l'on va certainement fêter en grande pompe l'ouverture de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, la francophonie fait plutôt figure de jolie plante décorative en pleine décomposition.
Certes, il y aurait, nous dit-on, 320 millions de francophones de langue maternelle ou d’adoption sur tous les continents. Mais combien auraient préféré être de purs anglophones ? Ces piliers qu'étaient la Roumanie ou le Liban nous tournent le dos tandis qu'en Algérie, les deux ministères de la Formation professionnelle et de la Jeunesse et des sports enjoignent désormais leur personnel d’enseigner exclusivement en arabe. La politique s'en mêle avec le rejet de la France par les pays du Sahel, et le ralliement du Gabon et du Bénin au Commonwealth of Nations en 2022, où ils ont retrouvé le Rwanda de Paul Kagamé.
Chez nos cousins québécois, le tassement de la fécondité et l'arrivée d'allophones ne font rien augurer de bon. Ne nous voilons pas la face : notre « langue-monde » périclite !
Il faut dire que même dans l'hexagone on n'est pas tendre avec elle. Ouvrons l'oreille : « Hier, après une publicité pour les couches ultra dry de My Carrefour Baby, j'ai suivi la story du dimanche soir au lieu d'aller au cinéma voir The Revenant, avant de faire un tour au drive et d'attraper mon Ouigo ». What esle ? Et ce n'est pas la mode qui consiste à mélanger français et anglais jusque dans les institutions publiques (Ma French Bank ou Cold Cases, nom officiel du nouveau service en charge des affaires non élucidées à la Justice) qui va nous rassurer, au contraire : si ajouter « the » suffit pour donner une valeur ajoutée au produit, cela veut dire que le français n'est plus la langue « chic » que les classes cultivées appréciaient autrefois.
Mais pourquoi s'inquiéter ? La langue doit évoluer nous dit-on. Les jeunes, d'ailleurs, s'en moquent comme de leur premier dictionnaire et continuent de tchatter sur leurs smartphones sans se poser de questions. No souci.
Très bien, ne soyons pas ronchons et acceptons le progrès, ou plutôt le recul.
Il y a cependant un autre fait inquiétant à rappeler, inspiré par Vargas Llosa lui-même : « Au temps de mon enfance, a-t-il expliqué dans son discours, la culture française était souveraine dans toute l’Amérique latine ainsi qu’au Pérou. Souverain, cela veut dire que les artistes et les intellectuels la tenaient pour la plus originale et consistante […] La littérature française a fait rêver le monde entier à un monde meilleur ». Rappelons que les choses ont bien changé depuis la naissance de l’écrivain en 1936 !
Aujourd'hui, lorsque vous demandez à un élève de choisir un livre à présenter au bac de français, il ne va pas aller chercher Vian ou Modiano, mais Steinbeck ou Orwell. Et pas seulement parce que ces œuvres ne comportent pas trop de pages... mais parce que notre littérature a perdu de son prestige. Qui a remplacé Camus ou Gary ? Regardez la liste des auteurs francophones contemporains les plus lus à l'étranger : Marc Lévy, Amélie Nothomb, Michel Bussi... Soit des auteurs de romans « légers », vite lus, ou de polars. Ajoutons Michel Houellebcq dont le mauvais esprit séduit les lecteurs étrangers, et Annie Ernaux qui profite pour l’instant des retombées de son prix Nobel.
On est loin de ces œuvres à portée universelle qui avaient fait rayonner notre langue et notre culture ! L’Étranger d’Albert Camus et Madame Bovary de Gustave Flaubert sont encore et toujours les livres français les plus traduits à l’étranger, derrière Le Petit Prince de Saint-Exupéry qui reste malgré tout le roman le plus lu au monde, toutes langues confondues… Alors que l'on célèbre Léopold Senghor au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, on peut se demander si le grand poète sénégalais n'était pas finalement un des derniers représentants de notre francophonie. Une page se tourne...
Isabelle Grégor