Après deux mois d’audience, Gisèle Pelicot a été entendue ce mercredi 23 octobre à mi-procès. Elle a notamment réaffirmé sa volonté de faire changer la honte de camp, et répondu aux avocats qui ont tenté de dégager un mobile à travers son témoignage.
Gisèle Pelicot a abandonné ses lunettes de soleil rondes.
Depuis quelques jours, ses traits semblent un peu plus tirés. Pour le reste, du moins en apparence, en huit semaines d’audience, rien n’a changé. Ni sa douleur : « Je suis une femme totalement détruite », répète-t-elle, ce mercredi 23 octobre, devant la cour criminelle du Vaucluse.
Ni son propos : « J'ai l’air de parler haut et fort. Je n’exprime ni ma colère ni ma haine, mais ma volonté et ma détermination pour que l’on change cette société.» Le président, Roger Arata, a souhaité lui donner la parole une troisième fois, à mi-parcours du procès dit des viols de Mazan, alors que son ex-mari, Dominique Pelicot, et une trentaine de coaccusés ont d’ores et déjà été interrogés.
Les bancs de la salle d’audience, encore clairsemés la veille, sont à nouveau pleins à craquer. Dehors, la salle des pas perdus du palais de justice d’Avignon déborde de soutiens. Certains sont arrivés très tôt, alors que le jour n’était pas encore levé, pour avoir une chance de rentrer dans la salle de retransmission au public. Gisèle Pelicot, 72 ans, est apparue dans le hall un peu avant neuf heures, dans un long manteau noir, accompagnée par une vague d’applaudissements ponctuée de « merci !», « merci Gisèle !» clamés à la volée. C’est comme s’ils résonnaient encore lorsque, devant la cour, elle rappelle son attachement à la publicité de l’audience, qu’elle a elle-même demandée. « Même si j’entends des choses inaudibles pendant ce procès, je le suis de très près. Je tiens parce que j’ai tous ces hommes et ces femmes derrière moi. » Elle vient tous les jours, sauf les lundis, à cause de ses « rendez-vous chez le psychiatre ». Elle dit aussi : « Je voulais que toutes les femmes victimes de viol puissent se dire « Mme Pelicot l’a fait, on pourra le faire ». Quand on est violée, on a honte, mais ce n’est pas à nous d’avoir honte, c’est à eux. »
« Jamais, je n’ai douté de toi »
A la barre, elle parle de son ancien époux, dont elle est officiellement divorcée depuis fin août. Dominique Pelicot, 71 ans, a reconnu avoir drogué son épouse Gisèle de 2011 à 2020, à son insu, afin de la violer et de la faire violer par des dizaines d’hommes recrutés sur Internet. «Je le voyais comme quelqu’un d’attentionné, de bienveillant.» Pendant quelques instants, elle s’adresse à lui, l’appelle par son prénom, « Dominique », sans jamais se tourner vers son box, bloquée par « la charge émotionnelle ». « Nous avons eu cinquante ans de vie commune, trois enfants, sept petits-enfants. Tu as été un père attentionné, présent, à l’écoute. Jamais je n’ai douté de toi. On a partagé nos rires, on a partagé nos peines, on a traversé des moments difficiles, tu as eu des soucis de santé, de travail, je t’ai soutenu, jamais, je ne t’ai lâché… » Toujours enfoncé dans son fauteuil, Dominique Pelicot l’écoute sans bouger. Il se contente de la regarder.
Elle poursuit en parlant de lui à la troisième personne. « Combien de fois, je lui ai dit, « quelle chance j’ai de t’avoir à mes côtés ».» Elle évoque les repas qu’il lui préparait, qu’elle percevait comme le signe de sa sollicitude. Les glaces qu’il lui apportait parfois au lit, pendant la mi-temps des matchs de football qu’il regardait dans le salon. « Framboise ou mangue, je n’aime que les sorbets », précise-t-elle, toujours avec la même vivacité écorchée. Elle n’a aucun souvenir des moments où elle « sombrait dans le néant ». « Je n’ai pas eu de vertige, pas le cœur qui s’est emballé […]. Je m’endormais avec mon pyjama, je me réveillais avec mon pyjama. » Si elle s’est « préparée à ce procès », elle dit n’avoir « toujours pas compris pourquoi » son ex-mari lui a imposé de tels sévices : « Je cherche à comprendre comment ce mari, qui était l’homme parfait, a pu en arriver là. Comment ma vie a pu basculer. Cette trahison-là, elle est incommensurable. »
Longuement, le président, puis les avocats généraux, tentent de faire éclore dans son témoignage un mobile, une raison qui aurait motivé les actes de Dominique Pelicot. Elle aussi botte en touche. « Un complexe d’infériorité », lié à ses origines sociales, un peu plus modestes que les siennes ? Non, « il n’a jamais été en souffrance par rapport à cela », répond-elle. « Un désir de vengeance » lié à une liaison passagère ? « Ça m’a effleuré l’esprit de me dire qu’il ne s’était jamais remis du coup de canif dans le contrat […]. Mais c’était il y a trente ans… On en a beaucoup parlé et il a lui-même eu des maîtresses ensuite… » Sur question de son avocat, Stéphane Babonneau, elle rejette tout sentiment de culpabilité. « Je ne me sens responsable de rien. J’ai beaucoup cheminé pour cela, mais je suis victime avant tout. » Certains accusés ont tenté, avec plus ou moins de maladresse et de sincérité, de lui présenter leurs excuses. Elle les considère « inaudibles ». « Quand ils s’excusent, ils s’excusent eux-mêmes.»
Des signaux que Gisèle Pelicot n’a « pas su interpréter ».
Elle sait que certains peinent encore à comprendre comment elle a pu ignorer, pendant dix ans, avoir été soumise chimiquement et violée, une centaine de fois, par son mari et des dizaines d’inconnus. Alors à nouveau, elle explique, ce jour où elle s’est réveillée avec une nouvelle coupe de cheveux, incapable de se souvenir qu’elle était allée chez le coiffeur la veille. Les trous de mémoire, les absences, le sentiment qu’elle était atteinte d’une maladie neurologique grave, que son heure était venue. Les problèmes gynécologiques, nombreux, qui la pousseront à aller voir « jusqu'à trois gynécologues ». L’épuisement aussi. « Quand je me levais fatiguée, je me disais que j’avais dû un peu forcer. Je marche beaucoup, parfois 14 à 15 kilomètres par jour. »
Quelques jours plus tôt, une avocate s’est interrogée : comme certains accusés n’ont pas utilisé de préservatif, Gisèle Pelicot devait avoir du sperme qui coulait entre ses jambes le matin, ne s’est-elle jamais interrogée ? « Plusieurs fois, je me suis réveillée avec la sensation d’avoir perdu les eaux comme si j’allais avoir un enfant », raconte-t-elle, reconnaissant « plein de signaux » qu’elle n’a « pas su interpréter ». « J'ai vu ces femmes, ces mamans, ces sœurs, témoigner à la barre, par rapport au fait que leur fils, leur frère, leur père, leur mari était un homme exceptionnel », dira-t-elle aussi. « Moi, j’avais le même à la maison. Le violeur n’est pas celui qu’on rencontre dans un parking, tard le soir. Il peut être aussi dans nos familles et parmi nos amis. »
Juliette Delage