QUAND LES EVENEMENTS CLIMATIQUES PROVOQUENT DES CHANGEMENTS DE REGIME (1/5) - La fin de l'optimum climatique romain, au III e siècle de notre ère, marque le début du déclin d'un immense empire qui regroupe le quart de la population mondiale. Mais la chute de Rome n'interviendra que beaucoup plus tard, à la fin du V e siècle, et le climat est loin d'en être le seul responsable.
Ce n'était jamais arrivé depuis que l'Egypte est devenue romaine. Au printemps de l'année 246 après J.-C., à Oxyrhynque, les fonctionnaires impériaux ordonnent d'enregistrer tous les stocks privés de céréales dans les 24 heures, sous peine de lourdes pénalités. L'Etat procède à des achats obligatoires de récoltes à des prix incroyablement élevés dans cette ville de Haute-Egypte, le double de la normale pour cette époque. Cette mesure exceptionnelle témoigne d'« une volonté désespérée d'acquérir des céréales, même au prix fort », relate l'historien américain Kyle Harper (*).
Cet épisode n'est pas isolé cette année-là dans la vallée du Nil. Il est la conséquence de changements climatiques aux conséquences dévastatrices en Egypte, qui est alors l'un des principaux « greniers à blé » de l'Empire romain. Depuis quelques décennies déjà, les crues du fleuve africain sont devenues irrégulières et moins abondantes, montrent les relevés conservés sur des papyrus. Le pays vit alors « la pire crise environnementale au cours des sept siècles où l'Egypte a été romaine », souligne Kyle Harper.
Sécheresse en Palestine
Au même moment en Palestine, le rabbin Hanina Bar Hama, une figure du Talmud, est témoin d'une terrible sécheresse dans les années 230-240. A l'autre bout de l'empire, à Carthage près de la Tunis moderne , l'évêque Cyprien prend publiquement la défense des premiers chrétiens, tenus pour responsables « si la pluie tombe trop rarement, si la terre est abandonnée à la poussière et à la désolation (...), si la sécheresse fait se tarir les sources ».
Les témoignages écrits existent, mais ils sont trop rares et épars. « Les auteurs de l'époque décrivent très peu le temps qu'il fait, hormis les catastrophes », explique Emmanuel Garnier, historien du climat et enseignant-chercheur pour le laboratoire Chrono-environnement à l'université de Bourgogne-Franche-Comté.
Carottes de glace du Groenland
Mais les progrès de plusieurs disciplines scientifiques ont permis de mesurer le changement climatique qui ébranle l'Empire romain au IIIe siècle. La glaciologie, notamment l'analyse des carottes de glace du Groenland , restitue les variations du climat à l'année, voire au semestre près.
La dendrochronologie , étude des anneaux de croissance des troncs d'arbres, permet de reconstituer les niveaux des températures et des précipitations. « Il y a eu un décloisonnement entre les spécialistes du climat et les historiens qui a permis d'importantes avancées ces vingt dernières années », explique Benoît Rossignol, maître de conférences en histoire romaine à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne.
« Une période de froid généralisé »
L'étude des glaciers alpins a également permis d'en savoir plus. Dans le massif du Mont-Blanc, après des années de fonte, la mer de Glace commence à progresser à nouveau à cette époque. « Des données recueillies dans des endroits aussi éloignés que l'Espagne, l'Autriche et la Thrace (au nord de la Grèce actuelle, NDLR) signifient une période de froid généralisé », écrit Kyle Harper.
« La fin du IIe siècle de notre ère a marqué la fin de « l'optimum climatique romain », qui durait depuis quelque 400 ans »
Les contemporains n'en sont pas conscients, mais tout le bassin méditerranéen est en train de subir un changement climatique de grande envergure qui va influencer le cours de l'histoire. La fin du IIe siècle de notre ère a marqué la fin de « l'optimum climatique romain », qui durait depuis quelque 400 ans.
« Aucun déterminisme climatique »
Il ne s'agit aucunement d'un cataclysme brutal, mais d'une évolution sur plusieurs décennies. Et cette « crise » marque, en réalité, un retour à la normale. « Ce qui était exceptionnel, c'est justement la période de l'optimum, marquée par des températures plus douces, une humidité plus forte dans le bassin méditerranéen et un climat particulièrement stable, ce qui est tout aussi important », reprend Benoît Rossignol.
Outre ces conditions favorables, l'optimum climatique se caractérise par l'absence d'éruptions volcaniques majeures susceptibles de voiler l'atmosphère. Celle du Vésuve qui a détruit Pompéi en 79 après J.-C., malgré son immense renommée, n'a pas eu d'impact sur le climat.
Ces conditions favorables pendant quatre siècles ont accompagné l'essor de l'Empire romain. Elles n'en sont évidemment pas la seule explication, ni même peut-être la principale : l'expansion de la civilisation romaine a démarré sous la République, bien avant l'avènement de l'optimum. « Il n'y a aucun déterminisme climatique », appuie Benoît Rossignol.
Cycles du soleil
L'optimum concerne d'ailleurs une grande partie du globe, bien au-delà de l'Europe et du bassin méditerranéen. « Etrange parallèle » relevé par Kyle Harper, la Chine de la dynastie des Han connaît son essor à la même époque.
Pourquoi ce climat avantageux a-t-il disparu ? On commence à le comprendre aujourd'hui. D'abord, les cycles du soleil ont évolué dans un sens moins favorable. Ensuite, des perturbations climatiques et océaniques - du type de celles qu'on connaît aujourd'hui avec El Nino - ont joué. Enfin, des éruptions de volcans plus fréquentes ont envoyé des aérosols à haute altitude, faisant écran au soleil.
Disettes et famines
Ce qui est certain, c'est que l'activité humaine n'est pas responsable de la fin de l'optimum. Les déboisements à grande échelle ont pu avoir un impact au niveau local, mais « les Romains ne polluaient pas assez l'atmosphère pour accélérer le rythme des changements climatiques », note Kyle Harper.
Pénalisées par un climat plus frais et plus sec, les récoltes sont moins bonnes. Suffisamment pour provoquer des disettes et des famines dans plusieurs régions de l'Empire romain à des intervalles plus fréquents. Autre conséquence notable, les fleuves gèlent plus souvent et plus longtemps, perturbant la navigation fluviale qui était un moyen de communication essentiel à cette époque.
Moins d'impôts
Moins de céréales signifie moins de revenus, et moins d'impôts dans une société où l'agriculture tient une place prépondérante. « La marge de manoeuvre fiscale de Rome se réduit, reprend Benoît Rossignol. Et cela se produit à un moment où la population augmente et où les besoins sont de plus en plus importants. » Au milieu de IIe siècle, on estime que l'empire comptait 75 millions d'habitants (sans doute le quart de la population mondiale), une vingtaine de millions de plus qu'au début de notre ère.
C'est aussi la période où la pression des peuples germaniques aux frontières européennes de l'Empire commence à se faire sentir. Les razzias de grande envergure se multiplient. Avec moins de rentrées fiscales pour payer les soldats, la crise climatique contribue à créer un défi militaire pour l'empire le plus étendu du monde.
Mode dégradé
Cette crise sans précédent ne signe pas la chute de l'Empire romain, intervenue beaucoup plus tard, en 476 pour la partie occidentale (l'Empire romain d'Orient, ou Empire byzantin , ne s'éteindra qu'au XVe siècle). Mais dans les décennies qui ont suivi la fin de l'optimum climatique, Rome perd de sa puissance.
« L'empire [...] a dû se réorganiser, se transformer pour s'adapter à la nouvelle donne »
Benoît Rossignol
« L'empire s'est relevé et il a même connu d'autres heures glorieuses, mais il a continué sur un mode un peu dégradé. Il a dû se réorganiser, se transformer pour s'adapter à la nouvelle donne », explique Benoît Rossignol. Il ne retrouvera jamais une prospérité pareille à celle des deux premiers siècles de notre ère, ce qui contribuera à sa chute, la vraie cette fois-ci, avec les invasions barbares et la déposition du dernier empereur à la fin du Ve siècle.
Pas de consensus
L'impact du climat sur le déclin - relatif - de l'Empire romain, de mieux en mieux documenté, renvoie bien sûr au changement climatique que la planète subit actuellement. Le réchauffement provoqué par l'homme au XXIe siècle explique un intérêt accru des historiens pour l'évolution du climat à l'époque romaine.
Cette analyse ne fait pas consensus toutefois. « La dégradation constatée à partir des IIIe et IVe siècles est avant tout économique et politique », avance ainsi Emmanuel Garnier. « L'entrée progressive des Barbares sur le territoire de l'empire désorganise l'appareil administratif et les réseaux commerciaux », explique-t-il. Leur installation au Maghreb et en Egypte, en particulier, réduit l'approvisionnement de Rome en céréales.
Peste antonine
Pour cet expert, la « peste antonine » est une cause probable du déclin démographique de l'empire et du dépeuplement des villes. Or cette pandémie meurtrière - il s'agissait probablement de la variole - « n'a pas forcément été provoquée par le changement climatique », selon lui. Elle s'expliquerait essentiellement par l'impact de la « première mondialisation », notamment les mouvements des troupes à travers l'empire qui ont favorisé la propagation des maladies contagieuses.
« La rupture ne fut pas brutale, rappelle en tout cas Kyle Harper. L'optimum climatique disparut doucement pour être remplacé par une période d'incertitudes, de désorganisation et de changements qui a duré quelque trois siècles : la transition de la fin de l'Empire romain. »
*Kyle Harper, « Comment l'Empire romain s'est effondré » (La Découverte)
Vincent Collen