Il est souvent dit que le procès de Dominique Pélicot et de ses cinquante complices bouleverse largement au-delà de la France au-delà de la France et suscite la réflexion des féministes du monde entier. Preuve en a été donnée le mercredi 9 octobre, lors de la Biennale de la Pensée qui se déroule au Centre de la Culture contemporaine de Barcelone (CCCB). Etaient invitées à discuter une jeune cinéaste, Elena Martin, réalisatrice de « Creatura », et Clara Serra, à peine plus âgée, philosophe, auteure de « El sentido de consentir » (éditions Anagrama), très populaire auprès de la jeunesse si l’on en croit l’âge moyen de la nombreuse assemblée venue remplir la place venteuse en ce soir d’automne.
Les deux femmes y discutent du désir et du consentement, lorsque Clara Serra prend la parole avec un peu plus de gravité – et d’agacement – qu’elle n’en a manifestée jusque-là. « Dans le consentement, explique-t-elle, on accorde trop d’importance au “oui”. Or, ce qui est central, ce n’est pas tant le “oui”, que la possibilité de dire “non”. » A première vue, la différence est subtile, voire indiscernable, mais la philosophe prend le temps de la faire apparaître. Pour elle, un « oui » ne vaut que s’il est accompagné de la possibilité de dire « non ». Acquiescer au mariage, par exemple, n’est valable que s’il y a la possibilité de divorcer.
Il en va de même dans le consentement à l’acte sexuel : l’essentiel n’est pas que la personne dise « oui », mais qu’elle puisse dire « non ». Et Clara Serra de prendre l’exemple des accusés de Mazan. Ils sont nombreux à dire qu’ils n’avaient pas l’impression de commettre un viol parce qu’ils supposaient que « c’était un truc de couple » auquel Gisèle Pelicot avait consenti. Ils supposaient – et leurs avocats jouent parfois de cette supposition pour tenter de les disculper – qu’un « oui » avait été prononcé. Or, aux yeux de Clara Serra, peu importe, puisque de toute façon, elle n’a été, sur le moment et jamais, dans la possibilité de dire « non ». Ce n’est que cela qui devrait être examiné : la possibilité de dire « non ». L’argument est imparable : si cette définition prévalait, il n’y aurait pas de discussion. Ainsi le glissement subtil opéré par la philosophe se révèle-t-il, dans les faits, très efficace.
Il est efficace dans le cas de l’affaire de Mazan, mais il l’est plus généralement. Car, s’inscrivant dans la critique du consentement portée depuis longtemps par la juriste américaine Catharine MacKinnon, Clara Serra rappelle qu’il y a un présupposé néolibéral dans le sens qu’on donne habituellement à cet acte de dire « oui ». Il repose sur l’idée que l’individu dispose en toutes circonstances des moyens de dire « non ». Or, les femmes qui se trouvent dans la situation de devoir consentir sont bien souvent prises dans des rapports d’inégalités multiples (matérielles, financières, sociales, conjugales) qui rendent compliquée l’expression d’un refus. Ainsi les médicaments que Dominique Pélicot administrait à son épouse apparaissent-ils soudain comme la parfaite synecdoque de toutes les conditions qui empêchent les femmes du monde entier de refuser un acte sexuel qu’elles ne veulent pas. Voilà pourquoi, peut-être, ce procès frappe-t-il autant les consciences de tous et toutes.
Mais pour renouveler notre conception de l’acquiescement à l’acte sexuel, il est nécessaire de se défaire d’une illusion, celle qui voudrait que le consentement soit l’expression du désir, et en particulier du désir féminin. Et là, Clara Serra se montre tout aussi convaincante dans sa démonstration. Le désir, explique-t-elle, n’est ni ce cheval fou qu’il s’agit de domestiquer ni cette manifestation heureuse de liberté qui, si on y obéit, adoucira le monde. Pour elle, le désir est ambigu, complexe, irrationnel. Surtout, s’il est illusoire de penser qu’on peut le maîtriser, il l’est tout autant de penser que sa libre expression civilisera mécaniquement nos sociétés.
Faire reposer le consentement à l’acte sexuel sur le désir relève d’une incompréhension théorique, c’est lui donner une responsabilité qu’il ne peut pas assumer, par nature ; c’est en faire ce qu’il n’est pas : quelque chose de cohérent, d’explicable, voire de décent. Partant de ce postulat, ce qui est en jeu dans le consentement, c’est moins le désir que la volonté. Les gens ne consentent pas forcément à ce qu’ils désirent, mais à ce qu’ils veulent. Et il peut y avoir contradiction. La philosophe prend l’exemple d’une affaire de justice qui l’a frappée : une femme est accusée d’avoir eu des rapports sexuels avec un très jeune mineur. Afin de montrer qu’il avait consenti, les avocats de la femme ont avancé l’érection du jeune garçon. « Qu’il ait pu désirer ne signifie pas forcément qu’il voulait. Ce qu’il fallait examiner est si les relations qu’il avait avec cette femme lui laissaient la possibilité de ne pas vouloir. »
Le livre de Clara Serra sera traduit en janvier aux éditions de La Fabrique. Le procès de Mazan sera alors terminé. Il sera intéressant d’y revenir avec elle.
Par Xavier de La Porte (envoyé spécial à Barcelone)