Si le déni avait une forme animale, ce serait l'éléphant dans la pièce. S'il avait une forme textile, ce seraient les habits neufs de l'empereur sur lesquels toute la bonne société s'extasie, jusqu'à ce qu'un enfant tende le doigt et s'écrie que le roi est nu. C'est tout ce qu'on se cache les yeux grands ouverts. Tous ces angles morts qu'on a pourtant sous le nez.
Parce qu'elle est libérale, notre histoire adore mettre en avant les voyants ignorés. Ceux qui perçaient à jour le déni de leurs contemporains et furent trop longtemps ? et injustement ? honnis. Avant la grandiose réhabilitation dans un soupir : « Ah, si seulement on les avait écoutés plus tôt ! » Victor Serge dénonçant le stalinisme avant même qu'il devienne un nom commun. Victor Klemperer consignant secrètement les symptômes de la contagion nazie. Simon Leys et ses coups de Klaxon dans le désert sur la Chine détruite par Mao Zedong.
Écrivain, historien et réalisateur, Jérôme Prieur concentre son dernier livre, Regarder et ne pas voir (Seuil), sur une figure peut-être autrement plus parlante pour décrypter les fracas de notre civilisation. Pas celle, justement, de l'héroïque et tragiquement solitaire briseur de déni, mais de celui qui s'y vautre. Le mouton, la tête dans le guidon du troupeau.
En l'espèce, Prieur ressuscite Louis Gillet (1876-1943), notable de la vie intellectuelle et littéraire française à la veille de la Seconde Guerre mondiale. S'il a rejoint aujourd'hui le fond des étagères les plus poussiéreuses du musée des idées, Gillet fut une sommité de ce Landerneau. Écrivain esthète, découvreur de James Joyce, académicien et journaliste graphomane que s'arrachaient les périodiques les plus en vue de l'époque.
C'est à ce titre qu'il est envoyé, en 1936, couvrir les Jeux olympiques de Berlin pour le compte de Gringoire, jadis l'événement du vendredi. Il en revient subjugué, et son reportage, trop long pour sortir en kiosque, constituera un livre, son grand ?uvre, Rayons et ombres d'Allemagne, publié en 1937 et dont les premières pages pourraient difficilement être plus éloquentes : « Que de choses, entre nos deux pays, pourraient se dire, presque sans paroles, quelle entente pourrait se faire, sans chiffons de papier, sur le terrain spirituel, sur le plan de l'honneur chevaleresque et militaire ! »
L'aveuglement saute les barrières idéologiques
Et Prieur lui parle. Tel est son dispositif, comme on dit. Lui parler comme s'il voulait le secouer et le réveiller par-delà la mort et l'oubli : « Ne comprenez-vous pas, vous qui regardez le grand spectacle depuis la tribune officielle, derrière Hitler donc, que ce n'est pas seulement le visage du chancelier du Reich qui vous est caché ?par la nuque et les cheveux d'acajou de Leni Riefenstahl?. Comment ne voyez-vous pas que vous êtes prisonnier de son regard, que le spectacle vous cache ce que vous ne voulez pas voir, qu'il provoque votre fascination pour cette Allemagne saine et sportive ? Vous avez même la berlue. Vous avez vu de vos yeux Pierre de Coubertin en tête du cortège olympique. Coubertin ! Alors que le créateur des Jeux, âgé et fatigué, soigné par les nazis, n'a pu quitter sa chambre à Genève. Vous êtes si séduit que vous ne voyez pas que c'est vous, spectateur parmi une centaine de milliers d'autres, qui êtes mis en scène. »
Ce qu'il y a de rigolo dans l'histoire, c'est que l'aveuglement est tellement contagieux qu'il saute, comme font également les moutons, les barrières idéologiques. Ainsi, L'?uvre, revue de gauche que « les imbéciles ne lisent pas », comme le voulait son slogan. L'ouvrage de Gillet va y être un objet d'extase : « Son livre demeurera sans doute comme le monument le plus lucide, le plus complet et le plus profond qu'ait inspiré à un Européen, demeuré largement national, l'extraordinaire évolution d'un grand pays dont il a su ne négliger ni les rayons ni les ombres », peut-on lire dans une recension qui, c'est le moins qu'on puisse dire, n'a pas résisté à l'épreuve du temps. Comme L'?uvre d'ailleurs, disparue le 17 août 1944 pour cause de collaborationnisme.
La blague est aussi là : Gillet avait, semble-t-il, tous les câbles branchés pour que ses nerfs optiques fonctionnent correctement. Ainsi ce doute, consigné dans ses carnets de 1936 : « Que pensera-t-on, dans cent ans, de ces épisodes d'aujourd'hui, de ces hommes que nous croyons grands parce qu'ils occupent la scène du monde ? Qui les remettra à leur place ? » Une leçon d'actualité, et une énième preuve que notre cerveau n'est pas fait pour voir le monde tel qu'il est, mais comme il nous arrange.
Peggy Sastre