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Les égouts de Paris: la face cachée de la Ville Lumière

Un wagonnet dans les égouts de Paris, près du pont au Change, dans le centre de Paris, en 1861.

Un wagonnet dans les égouts de Paris, près du pont au Change, dans le centre de Paris, en 1861.

Quand dans l’Antiquité, Rome bénéficie d’un long canal d’évacuation – la Cloaca Maxima – dont les vestiges s’étirent sur plus de 800 mètres, Lutèce fait pâle figure. À ce jour, les archéologues n’ont retrouvé qu’un seul conduit reliant les anciens thermes de Cluny à la Seine. Après la fin de la période gallo-romaine, il faut attendre le XIVe siècle pour voir apparaître le premier égout couvert. Au début du XIXe siècle, l’ensemble du réseau couvert fait environ 25 km. Vétuste et mal cartographié, il ne facilite pas l’intervention humaine.

Son contenu est déversé dans la Seine et les toilettes n’y sont pas raccordées. On se satisfait de fosses d’aisance étanches et uniformes, obligatoires dans chaque immeuble depuis 1809, que des vidangeurs traitent durant la nuit. Leurs tonneaux remplis de matière fécale, qu’ils vont répandre dans les « voiries » de Monfaucon, entre Belleville et La Villette, sont la terreur olfactive des habitants. Décomposés à l’air libre, les excréments se changent en poudrette qui viennent ensemencer les champs du voisinage. Le résidu retourne aux égouts, puis à la Seine.

Beaucoup préfèrent jeter les contenus de leurs pots de chambre par la fenêtre. Les égouts, censés alors recueillir les eaux de pluie, se chargent ainsi de toutes sortes d’immondices qu’ils ne sont pas censés accueillir, laissant les Parisiens dans la terreur des inondations. Selon le mot du préfet Rambuteau, la capitale exhale « cette odeur de choux pourris, caractéristique à laquelle le Parisien rentrant de voyage reconnaît son Paris ». Dans cette ville grandissante – la population double durant le premier XIXe siècle –, l’égout à ciel ouvert demeure la norme, avec toute une palette de relents qui signent les activités du quartier qu’il traverse.

Le grand égout d’Haussmann : une évolution spectaculaire mais inaboutie

La grande épidémie de choléra de 1832, dont on ne sait pas encore qu’elle se répand par la présence de matière fécale dans l’eau de consommation, déclenche une véritable frénésie hygiéniste. On croit alors que les maladies se transmettent par les odeurs pestilentielles. Qu’à cela ne tienne, le traitement du symptôme permettra, à terme, de séparer les habitants de leurs cloaques et donc des sources de bien des maladies. « De l’eau, de l’air, de l’ombre », promet le préfet Rambuteau. Les caniveaux latéraux remplacent bientôt la rigole au centre de la chaussée. Durant la monarchie de Juillet, qui s’achève en 1848, 80 km d’égouts sont créés.

Tout s’accélère avec la Seconde République qui ferme les voiries de Monfaucon et repousse l’évacuation dans la forêt de Bondy. Elle fait construire aussi un deuxième grand égout collecteur sur la rive droite, parallèle à la Seine, qui permet de déverser le contenu des canaux qui s'y raccordent en aval de la place de la Concorde. Avec le Second Empire, le baron Haussmann reprend le vieux rêve de donner à Paris des égouts dignes de la Rome antique. L’ingénieur Belgrand, chef du service des eaux et des égouts, est le maître d’œuvre du projet. À sa mort en 1878, les égouts de Paris s’étirent désormais sur plus de 600 km. Ces galeries se sont multipliées à un rythme deux fois plus rapide que les rues.

Si le nouveau réseau accueille désormais officiellement les eaux ménagères, la question du tout-à-l’égout est repoussée par Haussmann qui se refuse à suivre l’exemple londonien. Tout juste tolère-t-il que les excréments soient évacués par des conduits séparateurs, pour être acheminés ensuite jusqu’aux dépotoirs par bateau. Fierté de la ville moderne, les égouts doivent rester visitables. Nadar, le grand portraitiste de Baudelaire et d'Hugo, les photographie d'ailleurs avec passion. Durant l’été 1880 pourtant, Paris est envahie d’une odeur intolérable. Le débat est rouvert, le tout-à-l’égout de nouveau rejeté, y compris par Pasteur, qui fait partie des savants chargés de statuer sur le futur de l’hygiénisme parisien.

Une poignée de héros oubliés

Paris se retrouve alors devant le paradoxe d’avoir le système d’égouts le plus majestueux des capitales européennes, mais toujours inadapté aux besoins de ses habitants. C’est au préfet Poubelle qu’il revient en 1894 de trancher pour le tout-à-l’égout, une réforme qui mettra une décennie à s’appliquer devant les réticences des propriétaires d’immeubles. En 1911, le réseau dépasse les 1 200 km. Son ampleur a plus que doublé aujourd’hui, intégrant nombre de modernisations récentes. Pour autant, une grande partie de l’outillage et l’esprit des égouts parisiens portent encore la marque des créations haussmanniennes.

Il y a aujourd’hui moins de 300 égoutiers professionnels à Paris. Les salaires sont bas, l’espérance de vie aussi, même si, en partie du fait de leur petit nombre, en partie à cause du manque de volonté, les études manquent pour la mesurer. On parle toutefois d’une très forte surmortalité, due à l’exposition répétée aux substances toxiques – laquelle ne fait plus partie des facteurs de risque à déclarer par l’employeur depuis 2017 –, aux infections par coupures, piqûres ou immersions dans des eaux polluées, mais aussi aux suicides.

Si leur retraite a été repoussée de 50 à 52 ans en 2010, puis de 52 à 54 ans par la dernière réforme contre laquelle ils ont été aux premiers rangs de la mobilisation, ils bénéficient encore d’un régime spécial que ne connaissent pas, par exemple, leurs collègues de Marseille (une petite centaine d’égoutiers du secteur privé, qui partent en retraite à 64 ans). « Agents de l’ombre », les égoutiers demeurent, à la différence de leurs collèges de voirie, peu visibles des habitants. Ils connaissent pourtant, à travers leurs déchets, la part cachée de leurs histoires et leurs secrets inavoués.

Olivier Favier

Date de dernière mise à jour : 09/09/2024

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