La colère paysanne a éclaté ces derniers jours et s’étend à travers toute la France. Point culminant de cette révolte, le blocus de Paris, entamé ce lundi 29 janvier dès potron-minet sur plusieurs grands axes menant à la capitale. Il faut admettre que ce secteur est en permanence sous les feux croisés de défis multiples. Il s’est d’ailleurs réduit comme peau de chagrin.
La production agricole primaire en France ne représente plus que 1,6 % du PIB et occupe environ 1,3 million d’exploitants non salariés et salariés sur un total de 32 millions de salariés et d’indépendants en France (soit 4 %).
Concomitamment, le nombre d’exploitations s’est effondré, passant de 1,6 million en 1970 à moins de 400 000 aujourd’hui, même si la surface agricole utilisée a peu chuté puisqu’elle est passée de 30 millions d’hectares à 27 millions. Cette perte de 3 millions d’hectares est principalement due à l’étalement urbain depuis un demi-siècle. En fait, les exploitations se sont considérablement agrandies au fil du temps car lorsqu’une ferme disparaît, dans la plupart des cas, elle est rachetée par un autre agriculteur ou par un groupement d’exploitants (Gaec), voire une société.
L’attention que nous portons aux petites exploitations familiales s’explique par le rôle que ces dernières jouent encore dans l’économie rurale et dans le fait qu’elles incarnent de manière vernaculaire cette belle devise : “On nourrit la France”. Devise qui est hélas de moins en moins vraie puisqu’au fur et à mesure de l’élargissement de l’Union européenne et de la signature des accords de libre-échange, la France importe une part croissante de sa nourriture. Au tournant des années 2000, le secteur a été confronté à une plus grande concurrence, provenant par exemple des Pays-Bas, de l’Allemagne, l’Espagne ou la Pologne. L’agriculture française assure désormais moins de la moitié de la consommation nationale de produits agricoles bruts (tomates, pommes de terre, agrumes, salades, etc.). L’industrie agroalimentaire, elle, couvre aujourd’hui près des trois quarts des besoins en produits transformés (conserves, surgelés, plats préparés, etc.).
Pourtant, le commerce extérieur agroalimentaire français affiche encore un excédent structurel depuis la fin de la décennie 1970. Un excédent qui se structure autour de secteurs phares, comme les boissons et alcools, les céréales, les produits laitiers, le sucre, les animaux vivants, et les produits destinés à l’alimentation animale. Les exportations agroalimentaires représentent, selon les années, 11 à 12 % des exportations totales, et les importations 8 à 9 %. Après un passage à vide dû à la pandémie du Covid (+ 5 milliards d’euros), l’excédent s’est redressé en 2021 à + 8 milliards pour dépasser les + 10 milliards en 2022.
Érosion de la compétitivité
Mais la vérité, c’est que la France a enregistré une érosion de sa compétitivité, notamment dans des filières animales (volaille, viande bovine). Du côté des pays-tiers, c’est le Brésil qui exerce une pression concurrentielle élevée. Mais il ne faut pas se mentir : c’est bien de l’Union européenne que se situe la source de l’effritement de la compétitivité de la France en agroalimentaire, érosion ayant occasionné un déclassement de la France dans la hiérarchie mondiale des principaux pays exportateurs.
Le marché commun et son principal instrument en matière agricole, à savoir la Politique agricole commune (Pac), qui étaient au départ censés protéger l’agriculture des pays européens, au premier rang desquels la France, deviennent aujourd’hui l’une des principales menaces à notre agriculture. Comment en est-on arrivé là ? La réponse est assez simple : le marché commun lancé au début des années 1960 était constitué de seulement six pays aux modes de productions et aux salaires relativement proches.
L’élargissement de l’Union européenne à des pays dont les conditions de production sont beaucoup moins exigeantes et les salaires beaucoup plus faibles, dans un contexte où toute barrière protectionniste nationale est bannie, a entraîné une concurrence déloyale pour nos agriculteurs, émanant principalement des pays membres de l’Union. Cet élargissement a entraîné de facto la trahison de l’esprit initial du marché commun européen. Notre agriculture, nonobstant l’aide substantielle qu’elle reçoit de la Pac, a suivi le triste chemin de notre industrie, se voyant elle aussi taillée de véritables croupières. L’élargissement de l’Union, d’une part, et la monnaie unique qui interdit toute dévaluation entre pays européens, d’autre part, ont ainsi entraîné une “désagriculturisation”, selon le même mécanisme qui a entraîné notre désindustrialisation.
Des aides énormes
L’agriculture française se dit “abandonnée”. Est-ce réellement le cas ? Pas toujours et pas tout à fait. En fait elle bénéficie globalement d’une aide énorme puisqu’elle reçoit 9,3 milliards d’euros par an au titre de la Pac. L’Hexagone en est le premier bénéficiaire et de loin puisque le seconde l’Espagne reçoit 6,4 milliards, l’Allemagne 6 milliards, l’Italie 5,3 milliards et la Pologne 4,4 milliards.
Rien de strictement européen dans tout cela, comme ne cessent de nous l’ânonner les européistes. L’argent de Bruxelles que reçoivent nos exploitants n’est, en effet, que l’argent recyclé des contribuables français dans le cadre de notre contribution au budget de l’Union européenne, qui s’élève à 27,3 milliards d’euros. Notre contribution nette au budget européen, compte tenu de ce que nous recevons au total de l’Union (Pac incluse), se situe aux alentours de 8 milliards d’euros. Somme que nous considérons bien trop importante.
La Mutuelle sociale agricole, c’est-à-dire la Sécu des agriculteurs, verse 32 milliards d’euros par an de prestations mais ne reçoit que 10 milliards de cotisations des exploitants et des salariés du secteur. Il faut 14 milliards d’euros de subventions des autres régimes et 8 milliards de taxes affectées pour combler ce gouffre !
C’est donc un total de près de 32 milliards d’euros de subventions diverses dont bénéficient nos paysans, en activité ou en retraite, et leurs familles.
Des disparités importantes en fonction des filières
Peut-on affirmer que l’“on crève de faim dans les campagnes” ? Eh bien, cela dépend.
Interrogé par François Vignal dans un article paru le 24 janvier 2024 sur le site de Public Sénat, l’agroéconomiste Jean Marie Séronie nous donne des indications cruciales. « Depuis trois-quatre ans, le revenu est assez nettement en hausse dans la plupart des types d’exploitation. Sur 2022, un agriculteur Français a dégagé en moyenne 50 000 euros. C’est ce qu’on appelle le revenu disponible, c’est-à-dire ce qui lui reste quand il a payé toutes ses charges, la Sécurité sociale et remboursé ses emprunts. En gros, en moyenne, ce que prélève un agriculteur, c’est de l’ordre de 25 000 euros par an, soit 2 000 euros net par mois. Ce n’est absolument pas la misère que les gens imaginent. Bien sûr, il y a des agriculteurs qui se paient beaucoup plus, et d’autres qui ont du mal à se payer 10 000 euros par an. Là, c’est très serré. »
Mais l’économiste reconnaît des disparités importantes en fonction des filières : « Un producteur de porcs gagne beaucoup plus d’argent qu’un producteur ovin ou caprin. La volaille, ça dépend des années. Les producteurs de lait gagnent bien leur vie, en revanche. Les céréales, ça varie beaucoup, mais il y a eu de bonnes années. Les viticulteurs, ça varie beaucoup aussi selon les zones. Le revenu n’a en effet rien à voir entre les producteurs de Champagne ou de Bourgogne, pour qui il est le plus élevé, et un viticulteur de l’Aude ou de l’Hérault. »
Un coût du travail trop important
Il faut ajouter à cela que partout où le travail humain a pu être remplacé par la machine ou le robot, l’agriculture française a su rester relativement performante. Les grands céréaliers par exemple, les betteraviers, etc. vivent plus que correctement et exportent même leur production. En revanche, partout où la main-d’œuvre reste importante, on retombe dans le même piège que celui de notre industrie : un coût du travail bien trop grand, qui entraîne des importations massives : c’est le cas de toutes les cultures maraîchères (fruits et légumes) qui nécessitent le ramassage ou la cueillette manuelle. C’est cela qui explique que les agrumes, les tomates, les concombres, etc. produits en France ont pratiquement disparu des étals de nos supermarchés, remplacés par des produits espagnols, portugais ou polonais. Seule exception, le bio, mais dont les prix élevés ont lesté la consommation dans un contexte de réduction importante du pouvoir d’achat.
Mais la disparité des revenus n’est pas le seul problème auquel sont confrontés les agriculteurs. Comme le formule très justement Laurent Duplomb, sénateur LR de Haute-Loire et agriculteur lui-même : « Le problème de fond des agriculteurs vient surtout des normes, qu’on rajoute tous les jours. Ce n’est plus supportable. C’est pour ça que les agriculteurs disent qu’ils n’ont pas de revenus suffisants. C’est le fruit de la technocratie abrutissante qui multiplie les normes, qui pénalisent les revenus pour les respecter. » Le sénateur LR pointe surtout « les multiples interdictions de produits phytosanitaires ».
Des accords de libre-échange durement négociés
Quant aux accords de libre-échange tant critiqués, il faut bien admettre qu’ils ne peuvent pas être conclus si l’on exclut les produits agricoles. Pourquoi le Brésil, le Canada, le Chili ou la Nouvelle-Zélande ouvriraient-ils leurs marchés à nos industriels, à nos fournisseurs de services si nous n’ouvrons pas notre marché à leurs produits agricoles ? Contrairement à la légende urbaine, ces accords sont durement négociés et font des gagnants et des perdants de part et d’autre.
Toutefois, dans la mesure où nous avons encore la plus grande agriculture d’Europe, quand nous ouvrons le marché agricole européen, ce sont nos exploitants qui sont les plus touchés (même si cela leur ouvre aussi des marchés pour certains produits où nous sommes très bons), tandis que nos industriels ne sont pas forcément les grands gagnants puisque nous sommes très désindustrialisés. On comprend mieux pourquoi des pays comme l’Allemagne sont très motivés pour ce type d’accord : les Allemands peuvent troquer une concurrence déloyale sur leurs agriculteurs contre la garantie de vendre machines-outils et automobiles haut de gamme aux pays tiers. Et les élites françaises suivent. Ici comme ailleurs, quand la France construit l’Europe, l’Allemagne construit… l’Allemagne.
La quadrature du cercle
Plus fondamentalement et de manière endogène, le problème de notre pays est qu’il tente de courir deux lièvres à la fois : moderniser et rationaliser notre agriculture pour en faire un secteur économique performant, tout en essayant de faire survivre les petites et moyennes exploitations familiales pour préserver la vie rurale. C’est la quadrature du cercle. Car pour répondre aux exigences environnementales et sanitaires croissantes et une concurrence féroce dopée par une grande distribution qui pèse sur les prix, il faut toujours plus d’investissements et de temps consumé dans une paperasse qui lamine particulièrement les petites structures.
Alors que faire ? Commençons par ce qu’il ne faut pas faire. Taper sur la grande distribution et les transformateurs au-delà de la loi Egalim existante est vain. Les premiers ont, en effet, des marges faibles sur l’alimentaire ; quant aux industriels de l’agroalimentaire, il ne faut pas oublier que leur présence en France n’a rien d’une obligation. Si on ne les laisse pas gagner leur vie, ils vont désinvestir sur le sol national et s’installer ailleurs dans l’Union européenne d’où ils pourront exporter ici en continuant à acheter à nos agriculteurs, mais à leurs conditions.
D’abord mettre à plat nos normes avec un principe simple : elles ne peuvent être plus exigeantes que celles auxquelles sont exposés les principaux concurrents de nos agriculteurs. Si elles ne nous paraissent pas suffisantes, elles doivent être renforcées au niveau européen. Pas juste en France. Nous dénonçons également fortement la stratégie dite farm to fork (de la ferme à la l’assiette) adoptée par l’Union européenne (soutenue par Macron) dans le cadre du fameux pacte vert qui, au titre des objectifs de décarbonation de nos économies, conduit à une véritable démolition de l’agriculture européenne.
Ensuite s’opposer à la signature de tout nouvel accord de libre-échange qui peut avoir un impact négatif sur notre agriculture.
" L’aide redistributive apporte un soutien aux petites et moyennes exploitations. "
Maintenir l’avantage fiscal sur le gazole non routier pour les agriculteurs et eux seuls. Gabriel Attal vient de le concéder, mais pour combien de temps ? Et pourquoi pas pour le BTP ? me dira-t-on. Tout simplement parce que vous n’allez pas acheter votre maison en Espagne et l’importer en France ! Nos agriculteurs sont soumis à la concurrence des produits étrangers. Nos entrepreneurs de BTP ont leurs problèmes mais pas celui-là.
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