Charles Millon plaide pour un rééquilibrage de nos institutions qui passerait par le retour au septennat pour le président de la République et l’instauration du scrutin majoritaire à un tour aux législatives.
Vivons-nous une crise politique ou une crise institutionnelle ?
C’est une crise de régime. Notre démocratie est ébranlée. Le président de la République n’est plus le garant de la paix civile et de l’unité nationale, comme l’avait été le président René Coty en 1958 quand, face à une rébellion, une division du pays, il avait pris l’initiative d’appeler le général de Gaulle. Emmanuel Macron a fait le contraire : il s’est installé dans le rôle non seulement du chef de la majorité parlementaire relative, mais dans celui du chef du clan anti-Rassemblement national. En agitant la menace d’une guerre civile, il a suscité la peur et désigné l’ennemi.
Or, en démocratie, il n’y a pas d’ennemi, il n’y a que des adversaires. Ce qui est présenté comme un échec – tout relatif – du RN est la conséquence des manipulations auxquelles les partis politiques se sont adonnés sous la pression du président, même si l’amateurisme de certains candidats a aussi pesé. C’est en partie dû à une crise de croissance du parti de Jordan Bardella et de Marine Le Pen car ne l’oublions jamais : la politique n’est ni une science ni un jeu, c’est un art qui exige prudence et expérience.
En 1988, juste avant le second tour de la présidentielle, François Mitterrand avait qualifié l’« État-RPR » de « grand danger » en dénonçant les « clans » et les « bandes ». Quelle est la différence aujourd’hui ? La personnalité d’Emmanuel Macron ou l’état du pays ?
Les deux ! Emmanuel Macron a affirmé vouloir rétablir le calme démocratique pour justifier la dissolution mais c’est l’inverse qui s’est produit. Et au lieu de se retirer sur l’Aventin et de laisser son premier ministre gérer la crise, il s’y est impliqué totalement et a provoqué l’ébranlement de tout notre système démocratique, qui était déjà fragilisé par une crise de la représentation, une crise de la souveraineté et par une évolution institutionnelle qui nous a menés dans l’impasse où nous sommes actuellement.
Commençons par les institutions. Comment un système conçu pour faire émerger une majorité a-t-il abouti au résultat inverse ?
La Ve République était à l’origine un régime mi-parlementaire, mi-présidentiel. L’élection du président de la République au suffrage universel direct, en 1962, puis l’instauration du quinquennat, en 2000 et l’inversion du calendrier de la présidentielle et des législatives, un an plus tard, l’ont fait dériver vers un régime en réalité totalement présidentiel.
La manière de gouverner a aussi contribué à ce dévoiement : le premier ministre est devenu un « collaborateur », comme le disait Nicolas Sarkozy, et les gouvernements ont dû recourir presque systématiquement à l’article 49-3 de la Constitution pour faire adopter un texte sans qu’il ait été voté. Cette évolution a en fait commencé sous Valéry Giscard d’Estaing, quand le cabinet présidentiel s’est mis à grossir jusqu’à ce que tous les ministères importants aient un conseiller dédié à l’Élysée. Il aurait fallu mettre fin à cette hyperprésidentialisation mais le sens de la pente et le caractère des hommes l’ont accentuée.
Vous avez aussi parlé de la crise de la représentation. Quelles en sont les causes ?
La principale est le fossé qui s’est creusé entre « l’élite » et le peuple, aggravé par l’interdiction du cumul des mandats et par toutes les réformes qui ont concerné les collectivités territoriales et qui se sont traduites par une centralisation à tous les étages. La fusion obligatoire des communes, l’apparition des métropoles, des communautés de communes qui doivent rassembler au minimum 15 000 personnes, sont antinomiques à la géographie politique de la France.
Dans un pays qui compte aujourd’hui encore 35 000 communes, était-ce si déraisonnable d’essayer de mutualiser les moyens et les décisions ?
Ce n’est pas ce qui s’est produit ! On a déraciné la démocratie en donnant le pouvoir aux fonctionnaires. Notre système valait par sa diversité. Avant toutes ces réformes, le maire était certes au four et au moulin, mais il servait de lien entre le peuple et les « élites ». Il vivait avec tous les habitants de sa commune. Aujourd’hui, il n’a plus d’autonomie financière notamment suite à la suppression de la taxe d’habitation et l’échelle à laquelle les décisions se prennent fait qu’elles requièrent des compétences administratives que le maire d’une petite commune n’a pas. Les agences régionales de santé sont le prototype de cette mainmise technocratique. La loi Notre (Nouvelle organisation territoriale de la République, NDLR) de 2015, que François Hollande défendait comme une loi de rationalisation, a été catastrophique.
C’est ce qui explique ce sentiment de dépossession que décrit très bien Christophe Guilluy et qui a provoqué les « gilets jaunes ». Des gens ont eu l’impression qu’on leur volait leur commune. On va même plus loin actuellement puisque certaines fusions donnent lieu à des changements de noms parfois millénaires de communes pour des noms techniques. Là, le sentiment de dépossession est non seulement géographique, il est aussi culturel ! Quant aux régions, elles sont beaucoup trop grandes. Cette décentralisation éloigne les habitants des décideurs et provoque la transformation des collectivités en technostructures, d’où une vraie crise de la représentation. N’oublions pas que la réconciliation entre le peuple et les « élites » passe par le réapprentissage de l’exercice de la démocratie au niveau local.
Reste la crise de souveraineté…
Oui, le mondialisme s’oppose à l’attachement à une terre, à un pays, à sa nation, et s’impose par la législation et par le pouvoir des juges. Déjà en 1978, quand Raymond Barre tente de revenir sur le regroupement familial, le Conseil d’État le lui interdit. En janvier dernier, le Conseil constitutionnel censure ou altère 35 articles de la loi immigration, les 35 qui répondent le mieux à ce que demande la population!
Les Français, traumatisés par le fait que le président de la République leur avait imposé en signant le traité de Lisbonne, en 2007, ce que la majorité des citoyens avait refusé en disant non au référendum de 2005, ont l’impression qu’une machine infernale s’est mise en branle pour les déposséder de leur art de vivre. Personne ne se préoccupe de leurs problèmes quotidiens.
Pour en revenir aux institutions, comment sortir du blocage ?
D’abord en réformant le mode de scrutin législatif. Je suis pour l’élection des députés au scrutin majoritaire à un tour, pour obliger les grands courants politiques – appelons-les la droite et la gauche, pour faire simple – à gérer leurs extrêmes. Ce n’est pas à l’État de le faire. De cette façon, il y aurait une majorité stable et on en finirait aussi avec l’usage excessif du 49-3, qui est directement lié à l’absence de majorité. Inspirons-nous du système anglais, qui est très efficace. Voyez comme les récentes élections législatives se sont passées en Grande-Bretagne, dans le calme et la sérénité.
Il n’a pas empêché l’émergence du parti antisystème de Nigel Farage, qui vient de remporter quatre sièges aux législatives…
C’est un mouvement très limité dans son ampleur. Rappelons que Michel Debré lui-même, le « père » de la Ve République, préconisait le scrutin à un tour. Il voulait que des majorités claires émergent. Le général de Gaulle s’y est opposé parce qu’il souhaitait que le Parti communiste ait une représentation. Dans le cas où la gauche est complètement unie et traite ses extrêmes, si la droite ne le fait pas avec les siennes et les laisse se développer, elle n’arrivera jamais au pouvoir.
C’est exactement la situation que nous venons de vivre : l’émiettement et l’effacement de la droite parlementaire ont non seulement entretenu la montée du RN mais aussi provoqué le déplacement de la gauche vers le centre, aujourd’hui incarné par le macronisme, ce qui a libéré un espace pour l’extrême gauche. Les retraits tactiques auxquels nous avons assisté entre les deux tours sont la conséquence de cette situation. C’est une atteinte à la démocratie, de la magouille pure et simple !
On a détourné les résultats du premier tour en faisant exactement ce que de Gaulle disait vouloir éviter ! les petites soupes sur les petits feux, dans les petites marmites. Et c’est ainsi que Gérald Darmanin a été élu grâce aux Insoumis, sans que quiconque ne s’en émeuve réellement. Et que dire d’Édouard Philippe qui a fait voter pour le Parti communiste… Je suis estomaqué de voir qu’il n’est jamais question de «cordon sanitaire» avec LFI.
L’indulgence habituelle vis-à-vis de l’extrême gauche…
Oui, mais c’est la première fois dans ma vie politique que je vois le président de la République organiser lui-même des désistements contre-nature pour abattre l’ennemi qu’il a désigné. C’est d’une gravité exceptionnelle ! Si ce n’est pas une crise démocratique, je ne sais pas ce qu’est une crise démocratique ! Je ne comprends d’ailleurs pas qu’il n’y ait pas plus de grandes voix qui le dénoncent. Où sont les intellectuels ? Les constitutionnalistes ?
Tout le monde se gargarise avec le respect des institutions de la Ve République alors même que nous vivons un retour en force du mode de scrutin instauré en 1951. Pour preuve, la technique des « désistements organisés » auxquels nous venons d’assister ressemble à s’y méprendre à la loi des apparentements instaurée sous la IV République qui avait pour seul objectif de réduire l’influence des gaullistes (RPF) et du Parti communiste, au profit de la « Troisième force », des radicaux, de la SFIO et du MRP.
Faut-il revenir sur l’élection du président au suffrage universel direct, comme le propose Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel ?
Je serais assez favorable au retour à un système indirect, mais je pense que le peuple français le refuserait. En revanche, il est possible de revenir au septennat, tout en gardant le mandat de cinq ans pour les députés. De cette façon, le président ne serait plus le chef de la majorité parlementaire. Pour qu’il redevienne le chef de l’État, il ne doit pas non plus être le chef du gouvernement, comme il l’est de facto actuellement. Pour que ce soit clair, le premier ministre devrait présider le Conseil des ministres et représenter la France lors des réunions des chefs de gouvernement à Bruxelles. Regardez comment font nos voisins européens : la France est la seule à y envoyer son Président.
Le président peut-il être au-dessus des partis s’il garde l’arme de la dissolution ?
Il faudrait, à mon avis, l’encadrer en créant une motion de « rejet de la dissolution », qui serait adoptée si au moins trois cinquièmes des députés la votaient. Je pense que si cette disposition avait existé, Emmanuel Macron n’aurait pas pu dissoudre l’Assemblée. Le président doit retrouver son rôle essentiel de garant de la paix civile et de la souveraineté de la France. Quand elle est grignotée, que ce soit au niveau européen ou par des juridictions nationales ou supranationales, il doit pouvoir s’y opposer. En fait, pour sortir de la crise, chacun doit retrouver sa légitimité.
Il faut lever l’interdiction du cumul des mandats, pour restaurer le lien entre la représentation nationale et les citoyens, et revoir notre organisation territoriale en inscrivant dans le corps même de la Constitution qu’elle doit fonctionner selon le principe de subsidiarité. Enfin, avant qu’un conflit grave et paralysant ne surgisse entre d’une part les pouvoirs exécutifs et législatifs et d’autre part l’autorité judiciaire (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour européenne de justice) une réflexion toute particulière doit être engagée afin de redéfinir compétences et champs d’intervention de chacun.
Charles Millon, ancien ministre de la Défense, cofondateur de l’Institut Thomas More