Le portrait qui s’affiche en première page de l’édition du 13 juillet 1935 de L’Ouest-Eclair montre un vieil homme portant un costume épais et un chapeau de feutre. Des lunettes aux verres foncés viennent barrer un visage sur lequel on devine des cheveux blancs, de même qu’une moustache immaculée. Bref, un homme d’un certain âge comme il y en a dans presque toutes les familles et comme on peut en croiser à quasiment chaque coin de rue. Sauf que cet individu est tellement célèbre que le quotidien breton ne prend même pas la peine de rappeler son prénom pour le désigner. En effet, tout le monde comprend quand le « journal républicain du matin » annonce en première page sur deux colonnes : « Dreyfus est mort » la veille, le 12 juillet 1935.
La dernière photographie connue d'Alfred Dreyfus, prise dans les années 1930. Crédits: EPA.
Ajoutons d’ailleurs que tous les titres de la presse bretonne n’accordent pas la même importance à la nouvelle. A Lorient, Le Nouvelliste du Morbihan ne prend même pas la peine de l’évoquer, de même que L’Echo de la Loire à Nantes, tandis qu’à Brest, La Dépêche se contente d’un communiqué laconique, repris à l’évidence d’une agence. Néanmoins, tant en Ille-et-Vilaine que dans le Finistère, la presse s’accorde sur un point : c’est bien l’ « épilogue d’une pénible affaire qui divisa la France en deux camps » qui survient avec le décès de l’officier.
A dire vrai, l’annonce de la mort d’Alfred Dreyfus a tout de la persistance rétinienne, d’une réminiscence d’un passé pas si lointain mais enfoui sous un profond voile de deuil, celui des tranchées et de ses centaines de milliers de morts. C’est du reste ce dont témoigne de manière très explicite L’Ouest-Eclair en affirmant qu’au moment du décès de l’officier, autrefois accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne,
« L’affaire Dreyfus, qui passionna un long moment l’opinion française, appartenait déjà à l’Histoire. Pourtant, son héros principal, l’ancien capitaine d’artillerie Dreyfus, vivait encore, retiré et oublié. »
Aussi le « regard en arrière » sur l’Affaire que propose le quotidien rennais a-t-il à première vue tout de la démarche pédagogique, louable initiative visant à rappeler aux lecteurs une page récente d’histoire.
Mais celle-ci est en réalité double. L’affaire Dreyfus, et notamment le procès en révision qui se déroule lors de l’été 1899 à Rennes, est indissociable de la naissance de L’Ouest-Eclair. C’est en effet cinq jours avant l’ouverture des débats devant le Conseil de guerre de la 10e région militaire qu’est lancé le quotidien catholique, calendrier qui ne relève nullement du hasard. Alors que l’Affaire tient en haleine la France entière, scindant durablement le pays en deux blocs difficilement réconciliables, le nouveau titre promet à ses lecteurs : « Pendant la durée du procès Dreyfus, L’Ouest-Eclair sera le seul à donner, dès le lendemain matin première heure, le compte rendu complet des audiences de la veille avec le récit des événements de la soirée à Rennes ». Une telle phrase ne doit pas tromper, l’argumentaire n’étant pas uniquement commercial mais aussi idéologique. Car avec ce nouveau quotidien, c’est la voix d’une Eglise ralliée à la République qui se fait entendre, et donc dégagée si ce n’est des réflexes antisémites, au moins du clivage entre « bleus et blancs ».
Comme un clin d’œil du destin, Alfred Dreyfus décède deux jours avant le 14 juillet 1935. Or cette année-là, plus de 15 mois après les émeutes du 6 février 1934, la fête nationale parait devoir se dérouler dans un contexte particulièrement lourd, entre partisans des Croix de feu d’une part, du Front populaire de l’autre. L’évocation par L’Ouest-Eclair de l’Affaire, à l’occasion de la mort de l’officier qui lui a donné son nom, n’a dès lors rien d’un hasard : il s’agit en effet, encore et toujours, pour le quotidien rennais, d’appeler à l’union et à la défense de la République. C’est d’ailleurs ce que rappelle sans équivoque possible Paul Simon dans un vibrant éditorial publié dans l’édition datée du 14 juillet 1935 : « Nous ne voulons aujourd’hui que dire notre tristesse de voir, dans les circonstances graves où nous sommes, la fête de la nation devenir la journée des factions ». Un plaidoyer qui ne résistera pas au désastre de l’été 1940.
Erwan LE GALL
La réhabilitation d'Alfred Dreyfus le 12 juillet 1906