Tous ceux qui se mobilisent pour sortir l’écrivain Boualem Sansal des griffes du gouvernement algérien rappellent combien son attachement à la France est immense. Ils savent que la France qu’il aime est celle de ceux qui le lisent, de ceux qui admirent son courage, craignent pour lui depuis longtemps et déplorent que ses mises en garde face au péril islamiste ne soient pas suffisamment prises au sérieux. Ils savent aussi que cette France dont il parle est la figure d’un passé pour une part idéalisé. Mais cette idéalisation a la vertu de nous permettre de prendre la mesure des lâchetés qui depuis des années laissent le radicalisme islamiste prospérer dans nos quartiers, nos écoles, nos universités et, depuis le 7 octobre 2023, nos institutions.
À l’heure, en effet, où l’on emprisonne Boualem Sansal de l’autre côté de la Méditerranée, les députés de la France Insoumise (LFI) déposent sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à abolir le délit d’apologie du terrorisme du code pénal. Nos faiblesses et nos renoncements sont si importants que nous n’avons que des mots à opposer à une telle provocation. « C’est difficile de faire plus ignoble », déclare le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Effectivement. Difficile aussi, en n’ayant que la dénonciation à opposer à l’ignoble, de ne pas avouer notre irrémédiable impuissance et corroborer ainsi ce que déplorait André Malraux lorsqu’il écrivait que « les démocraties se défendent distraitement ».
C’est précisément contre cette distraction qu’écrivait Boualem Sansal, c’est à elle qu’il ne cessait de s’en prendre. Mais lorsqu’un candidat à l’élection présidentielle déclare qu’« il n’y a pas de culture française », quand ce même candidat se permet de qualifier la colonisation de « crime contre l’humanité », quand il décide de faire fleurir par notre ambassadeur la tombe d’un ancien chef du FLN quelques jours après l’arrestation de Boualem Sansal, il ne s’agit plus d’une simple distraction. Certains ont parlé de trahison. C’est à coup sûr armer dans une guerre qui n’est pour l’instant que psychologique ceux qui nous détestent et entendent profiter de notre faiblesse.
Bruno Retailleau ne peut opposer que des mots à l’ignominie de la proposition de loi de La France Insoumise. Mais quand le président de la République a fait monter, dans l’avion qui emmenait la délégation française au Maroc, Yassine Belattar, ce proche de l’islam rigoriste condamné pour menace de mort, que n’a-t-il décidé de poser un acte qui aurait fait le tour du monde et en lequel une immense majorité de Français aurait immédiatement reconnu l’homme d’action dont le pays a besoin.
Il lui aurait suffi de descendre de l’avion ou, s’il avait appris trop tard la présence de Belattar (ce qui est tout de même gênant pour un ministre de l’Intérieur), de reprendre un avion après avoir eu au Maroc les entretiens qu’il souhaitait. Se désolidariser d’un individu, dont la présence et l’attitude ne furent appréciées par personne si ce n’est par le seul président de la République, n’eût été en rien désobligeant à l’égard du Roi du Maroc.
Interrogé à son retour par BFM TV sur cette présence, Bruno Retailleau déclara « ça a un peu gâté le voyage ». Il est vrai que le quotidien des Français dont il a en charge la sécurité n’est, lui, pas gâté par ce genre d’individu qui conseilla au président de la République, dit-on, de ne pas participer à la manifestation contre l’antisémitisme. Plutôt que cette petite phrase d’homme du monde, une déclaration sur le tarmac du type « ou c’est lui, ou c’est moi » eût été un message d’une portée considérable.
À l’occasion de l’arrestation de Boualem Sansal, la presse a rappelé l’importance de ses livres, en a énuméré les principaux titres. Aussi l’académicien Jean-Christophe Rufin a eu l’excellente idée de proposer à ses collègues de l’élire en urgence à l’Académie. Si cette dernière a un rôle honorifique, elle a également un rôle politique, et son règlement le permet. Deux fois couronné par l’Académie française avec le Grand prix de la francophonie en 2013 et le Grand prix du roman en 2015, « Sansal défend encore plus radicalement la langue française que certains auteurs français », estime Jean-Christophe Rufin. C’est au président de l’Académie, Amin Maalouf, d’étudier désormais cette proposition dont la fécondité n’est pas à sous-estimer sur le plan international.
La presse a toutefois passé sous silence (à l’exception du Point à l’époque) qu’en 2015 au moment où Boualem Sansal publiait 2084, la fin du monde, ressortait en librairie le livre de Matthias Küntzel, Jihad et Haine des Juifs, aux éditions du Toucan. Ce livre de l’historien et politologue allemand, professeur à Hambourg et chercheur à l’Université hébraïque de Jérusalem, avait été publié en Allemagne en 2002, puis traduit en français en 2009 avec une longue préface de Pierre-André Taguieff. Cette nouvelle édition de septembre 2015 était précédée – là est l’important – d’un avant-propos de Boualem Sansal. En voici les premières lignes : « Cher Matthias, voilà longtemps que je voulais vous écrire pour vous dire l’immense intérêt que j’ai eu à lire votre livre Jihad et Haine des Juifs. En, vérité ce livre ne me quitte plus depuis que vous me l’avez envoyé, j’en ai fait un instrument de travail, je le consulte presque chaque jour. Qui veut comprendre l’islamisme, mais pas seulement, le monde arabe et musulman aussi, ainsi que ses relations au monde, doit lire ce livre et le garder à portée de main. » On imagine facilement que, si les médias français ne se sont pas intéressés à la réédition de ce livre et à sa préface, les services de renseignements algériens et pas seulement algériens, eux, n’ont pas manqué de s’y intéresser
Samedi 23 novembre, Emmanuel Macron a profité des cérémonies de la Libération de Strasbourg pour aller s’incliner – devoir de mémoire oblige – devant la plaque commémorative du camp de concentration Natzweiler-Struthof. Mais que signifie un tel devoir s’il n’est tourné que vers le passé, théâtralisé par un ton de circonstance, et s’il ne commande pas, au sommet de l’État et jour après jour, une attitude qui soit la constante expression du sens des responsabilités et d’abord du sens de la fonction présidentielle ? Que signifie un tel devoir quand d’autres le remplissent en se risquant jusque derrière les portes de la prison ? C’est la question que nous pose depuis des années l’incroyable courage de Boualem Sansal. Un tel devoir de mémoire commande à la France de tout mettre en œuvre, à tous les niveaux, pour obtenir sa libération. Ce n’est pas bien entendu chose facile tant nos relations avec le gouvernement algérien sont dégradées. C’est toutefois moins périlleux que de libérer les otages des tunnels du Hamas que l’incarcération de Boualem Sansal nous commande de ne pas oublier.
Jérôme Serri