RÉVÉLATIONS / SCANDALES - Une affaire d'État : Comment les patrons préférés de la Macronie ont détourné l'argent du Covid

En mettant la main sur la filiale Spir communication de Ouest France, trois hommes d’affaires proches d’Emmanuel Macron ont décroché le jackpot en 2017 : en plus de l’effacement des dettes (38 millions d’euros, 21 offerts par l’État), le triumvirat a récupéré 65 millions de cash et encore un immeuble valorisé 19 millions. Ce qui les a propulsés parmi les 500 plus grandes fortunes de France, jusqu’à la liquidation de Milee et leur holding Hopps, en septembre et octobre 2024. Cette casse sociale a jeté près de 12 000 salariés à la rue. En 2021, la catastrophe Adrexo et le fiasco de la distribution de la propagande électorale avaient sonné l’alerte. Alors que la dette publique s’impose comme une préoccupation majeure du gouvernement, Blast rouvre le dossier : nous révélons comment ces dirigeants ont détourné l’argent du chômage partiel. Sous l’œil de Bercy.

On ne sait pas si leur « grand homme », ainsi qu’ils qualifient Emmanuel Macron, pourra quelque chose pour eux. Mais le destin d’Éric Paumier, Frédéric Pons et de Guillaume Salabert semble chavirer depuis la double liquidation les 9 septembre et 23 octobre derniers de Milee (ex-Adrexo) et de Hopps Group - d’autres filiales sont également tombées à la barre du tribunal de commerce de Marseille. Depuis, le fringant trio de patrons se fait discret. Dans la presse économique, on ne les voit plus célébrer dans la novlangue des « visionnaires » « la création de valeurs », les « verticales d’activités » ou les « pépites ». Sur les réseaux sociaux, leur activisme affiche un encéphalogramme plat. Pareillement, ils ont déserté les lieux de l’entrepreneuriat et du patronat institutionnels et ces évènements tout en « tech », « up » et « french » où les investisseurs se reniflent comme le bétail pour se refiler les bons plans.

Dans ces cercles qui adorent les « succes story » et où « l’écosystème » fait « avancer le territoire », ils s’affichaient triomphants hier encore pour partager l’idée du jour (forcément géniale), parler « génération de synergies », vanter le dernier projet en date (la fortune assurée pour ses promoteurs et un nouveau phare pour l’humanité) ou évoquer un programme de tutorat pour faire de chaque jeune un entrepreneur réalisé (avec l’école de management Kedge et l’université Aix-Marseille). Même en élargissant le périmètre de l’avis de recherche, on n’a pas trouvé de témoins les ayant récemment croisés sur un green de golf - ce sport/attitude dont ils parrainaient une compétition. La chute finale est passée par là. Même Blast, qui les a sollicités formellement, n’a eu que de maigres retours. Profil bas, donc.

Le combat d’un homme

Face à la casse de la rentrée, cette cure de modestie s’imposait. Si le dossier Milee a disparu des radars, bien que regorgeant de curiosités dont la teneur devrait titiller la fibre journalistique, il constitue la plus grande catastrophe sociale de l’année. Pour retrouver pareille hécatombe, il faut remonter à l’ère Mitterrand, au siècle dernier. Pas de quoi se pousser du col donc, même pour d’excellents communicants.

Mais il est une autre raison à ce retrait et ce silence forcés. Là encore, le sujet est grave et ses implications potentielles lourdes.

Bruno Justet ne fait pas partie de la charrette des milliers de salariés qui ont appris à la rentrée qu’ils avaient perdu leur emploi, que leur entreprise n’existait plus et qu’ils devaient désormais, pour beaucoup, se débrouiller avec une retraite de misère - qui les avait poussés pour survivre à distribuer pour quelques centaines d’euros mensuels les tracts promotionnels de Milee. Cet Avignonnais a quitté Hopps (la maison-mère) le 31 mai 2023 sur prise d’acte de rupture – une disposition du code du travail par laquelle un salarié acte le caractère caduc de son contrat de son propre chef quand il considère le comportement de son employeur incompatible avec l’exercice serein de ses missions.

Justet travaillait comme analyste décisionnel dans un service support transverse à l’ensemble des filiales du groupe Hopps, au siège d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Le 12 novembre, le conseil de Prud’hommes a condamné son ex-employeur pour discrimination et harcèlement. S’il a échoué à faire requalifier son départ en licenciement, le demandeur s’est résolu à ne pas faire appel. Les arguments au soutien de cette requalification ne manquaient pas mais le combat était vain : les juges lui ont accordé 92 000 euros en réparation, montant maximum auquel il peut avoir droit des AGS (le régime de garantie des salaires), qui se substituent à l’employeur défaillant.

La bombe dégoupillée

La condamnation prononcée à Aix-en-Provence porte également sur un troisième volet. Celui-là dépasse largement le cas personnel du justiciable Justet. Hopps Group a en effet été reconnu coupable de travail dissimulé. La décision est sans ambiguïté : « La société HOPPS GROUP avait parfaitement conscience de demander à ses salariés de travailler à temps plein et « d'assurer la continuité de service » tout en bénéficiant du dispositif exceptionnel de chômage partiel avec la prise en charge de 80% des salaires. » Explosif.

L’affaire renvoie à l’année 2020 dans l’atmosphère asphyxiante du premier confinement décrété par le président de la République le 12 mars, en réaction à la crise sanitaire du covid 19. Dans la foulée, alors que la France est à l’arrêt, le gouvernement avait annoncé la mise en place d’un dispositif de chômage partiel au soutien de l’économie : pour les entreprises qui en feraient la demande, les salaires des employés, quand ils sont empêchés de travailler, seraient pris en charge par l’État. Une mesure phare du « quoi qu’il en coûte » cher à Emmanuel Macron.

Le 19 mars 2020, quatre jours après « [l’]Adresse au Français » du chef de l’État, Hopps Group diffuse à ses collaborateurs une note de service en rapport avec la « situation exceptionnelle » traversée par le pays. Dans ce document de deux pages, le directeur des ressources humaines annonce que « la direction est (...) dans l’obligation de réduire son activité économique en mettant en œuvre une procédure de chômage partiel à compter du 16 mars 2020 ». Le directeur des ressources humaines tient à rassurer ses troupes : « la Direction s’engage à ce que les salariés ne subissent aucune baisse de leur salaire de base net avant impôt sur la période chômée. » Les détails de la mise en œuvre de cette décision seront précisés ultérieurement. « Vos managers reviendront au plus vite vers vous afin de vous communiquer individuellement l’organisation de votre temps de travail suite à la mise en place de cette mesure d’activité partielle », indique le DHR Alexis Villetet.

Le loup, derrière le grand flou

Au sein des services, dans les heures et jours qui suivent, plusieurs réunions sont organisées. De son côté, Bruno Justet tente d’éclaircir les nombreuses zones d’ombre autour de la mesure annoncée avec sa cheffe de service, avec qui il a plusieurs échanges. Mais le grand flou demeure. Et il part télétravailler dans le Vercors.

Le 31 mars 2020, nouvelle note de service. Alors que rien n’a vraiment été établi depuis le 16 mars et que les décisions, quand il y en a eu, ont été prises oralement dans les services, les salariés apprennent rétrospectivement qu’ils ont donc été placés au chômage partiel le 17 mars. « L'activité partielle a été déclarée à 80 % (...), soit 9 jours ouvrés sur le mois (le mois de mars en compte 22) », confirme Alexis Villetet. A l’appui d’un fac-similé de bulletin de paie, le DRH prend l’exemple d’un collaborateur rémunéré 2 635 euros pour « expliquer comment cela se formalise ». Pour la paie de la période du 17 au 31 mars, 1 077,95 euros sont réglés directement par l’État à ce salarié virtuel. Autant d’économies pour Hopps. Celles-là sont tout à fait réelles.

En prenant connaissance de ce message, Bruno Justet constate que ça ne colle pas : il a travaillé à temps plein tout le mois de mars, comme ses collègues de service, seconde moitié comprise (en télétravail). Pourtant, il n’est qu’à moitié surpris. Une semaine plus tôt, l’informaticien a eu un échange baroque avec le délégué des salariés au comité social et économique (le CSE). La retranscription de cette conversation téléphonique a été versée dans la procédure devant les prud’hommes. « Admettons, ils te déclarent à 80 % au chômage partiel, tente d’expliquer le délégué, le 23 mars 2020. Tu es censé travailler 20%. Eux, de l’État ils vont toucher 80%, qu’ils vont te reverser. Et de l’autre côté, ils te complètent pour que tu arrives à 100%. Globalement, sur un salaire de 100, qu’ils devaient te verser à la base, ils vont ne verser que 20 de leur poche, et les 80% c’est viré par l’État ».

Si on peut voler 16 millions à l’État

Relancé par son interlocuteur, lui-même ancien responsable syndical, le délégué glisse une confidence lourde de sens : « C’est flou, c’est le bordel (sic), ils nous l’ont carrément dit en CSE. Le DRH Alexis Villetet nous l’a carrément dit : "je ne peux pas l’écrire mais il faut que tous les salariés travaillent sinon le groupe ne survivra pas" ». Face à ses collègues interdits, il a dû même se lancer dans une explication de texte : « Oui j’ai dû leur dire "vous ne comprenez pas, ça veut dire ce que ça veut dire. Si on peut voler 16 millions à l’État c’est toujours ça de pris !" »...

Ça se précise

Le même jour, ce 23 mars à 16h11, l’équipe informatique - ses effectifs comptent bon an mal an entre 60 et 100 personnes - est en visioconférence. Elle est rattachée au département qui gère aussi les ressources humaines et la comptabilité de l’ensemble des entités du groupe. Le directeur adjoint de l’informatique Stéphane Cresto mène les débats : « Ça fait une semaine qu’on est confinés (...) De ma perception, ça s’est bien passé, je n’ai pas eu le sentiment qu’il y a eu de perte au démarrage (...) le travail est assumé, les échanges avec nos donneurs d’ordres (les filiales, ndlr) sont assumés ». Le manager est satisfait. « On est mercredi, on bosse dans un mode, un rythme quasi normal. »

Pour Horoquartz, il attend toujours le retour 

La conversation porte ensuite sur la saisie des heures travaillées. La direction et Laurent Baillet, le patron des services d’information du groupe, doivent encore donner la marche à suivre. En attendant, on tâtonne. « Dans Project manager, il (Laurent Baillet, ndlr) m’a répondu qu’il fallait qu’on saisisse à 100%, pour Horoquartz, il attend toujours le retour », relève la responsable du pôle expertise métier. « Sur Project Manager c’est important, tous ceux qui sont là vous rentrez les informations classiques », tranche Cresto.

Pour la gestion des plannings et le reporting du temps de travail, Hopps utilise Horoquartz. En arrivant au bureau, au siège d’Aix, les employés passent leur badge sur une cellule à l’entrée des locaux. En sens inverse, ils débadgent quand ils les quittent. Le logiciel fait le reste, additionnant les heures de présence. Si un collaborateur est en télétravail, il renseigne directement ces éléments de pointage, ensuite vérifiés et validés par les N+1. L’entreprise a également recours à Project manager pour la gestion de projets. Cet outil très répandu permet de comptabiliser les heures des équipes par projets, dossiers et filiales. Et ensuite de facturer ces interventions en fin du mois aux filiales qui en bénéficient.

C’est lourd de conséquences

Le 23 mars, la réunion en visio se poursuit sur les écrans d’ordinateur. Une salariée intervient pour poser une question : « Ça veut dire quoi ? » « Ça veut dire que si tu travailles 5 jours, tu mets 5 jours même si tu es aux 2/5èmes, répond Cresto, tu mets la réalité de ce que tu as fait. » Un silence s’installe. Le numéro 2 de l’informatique a un doute : « C’est bien ça, Souad ? C’est lourd de conséquences... »

En attendant que la direction du groupe précise ce qu’elle attend, on avance. « Dans PM (Project Manager, ndlr) les gens déclarent leur activité à 100% comme d’habitude avec leur réelle activité », indique la responsable expertise métier. Stéphane Cresto complète : « Donc c’est réglé, vous remplissez tous vos PM : c’est-à-dire si vous avez travaillé lundi, mardi, mercredi et jeudi, vous renseignez lundi, mardi, mercredi, jeudi. »

Au terme de cette réunion - elle a duré 57 minutes -, en se déconnectant, les membres de l’équipe ressortent avec une impression mitigée. Pour beaucoup, rien n’est clair et les questions sont nettement plus nombreuses que les réponses. Mauvais signe.

La douche froide

Soucieux, Bruno Justet se tourne à nouveau vers sa cheffe de service. Consciente de la situation mais sous pression de sa hiérarchie, celle-ci essaie de convaincre son subordonné de faire profil bas, comme tout le monde, pour travailler comme en temps normal. L’échange, également versé dans les pièces de la procédure, a lieu le 25 mars 2020. De moins en moins amène, la conversation vire à l’orage quand sa supérieure, à court d’arguments, explique à son collaborateur que... la porte lui est promise s’il persiste dans son entêtement.

C’est pas honnête

« Soit tu joues le jeu (…) et ton contrat tu l’auras toujours... (...) Si tu veux qu’on l’officialise (...), moi je te l’écris (...) enfin je leur dirai (...) pas par mail évidemment... (...) Si c’est ça que tu veux, tu nous le dis, si c’est pas ça que tu veux tu me le dis aussi ». « Ben… ce qui m’énerve c’est que ça se fait sous le ton de la menace », tente Bruno Justet. Sans effets, puisqu’il entend encore ces paroles : « Mais non… (…) c’est pas du tout le ton de la menace (…) Oui c’est ce qui nous est demandé, ils nous disent "on veut qu’on continue à travailler... heu... comme si c’est à temps complet, comme s’il se passait rien" (...) C’est pas honnête ? C’est pas honnête mais tu crois que si dans un mois et demi il y a une guerre civile parce qu’il y a plus personne qui peut bouffer, est-ce que tu crois qu’on va s’en foutre (sic) de savoir si c’est Hopps qui nous a payé et que c’était malhonnête parce que c’est le gouvernement qui payait ? (...) Et toi tu veux envoyer un message à la direction en leur disant "ah mais moi, le chômage partiel je ne travaille plus"... Mais putain (sic), ils t’envoient ton courrier dans l’heure ! »

Le 26 mars 2020, en fin de matinée, Laurent Baillet écrit aux salariés pour répondre aux interrogations et fixer enfin la marche à suivre. Un mail à l’intitulé engageant (« Merci ! ») dans lequel le DSI de Hopps « remerci[e] » en son nom et celui des « actionnaires » ses collaborateurs pour leur « implication pour assurer la continuité de service ». Et il renouvelle à chacun ses félicitations : « nous sommes au rendez-vous et je vous dis BRAVO !!! »

Facturer sans bosser

Malgré cet enthousiasme, plusieurs destinataires tiquent à la lecture de la suite. Elle est « plus terre à terre », l’auteur le concède, avec « deux consignes importantes ». Chacune se réfère à l’un des deux logiciels qui organisent le travail.

Je compte sur vous

Laurent Baillet établit une curieuse distinction. Pour Project Manager, il invite à respecter la procédure habituelle. « Nos processus de comptabilisation continuent et, à ce titre, je vous demande de bien vouloir remplir 100% de votre activité dans Project Manager. Vous imputez sur les tâches que vous avez réalisées depuis le début du mois, y compris pendant la période de télétravail. » Pour que ses ordres soient respectés, le messager insiste : « Je compte sur vous pour que toutes les saisies soient faites à mardi 31 soir sans avoir besoin de vous le rappeler. Merci à tous les managers encadrant de contrôler et vérifier. 22 jours doivent être saisis. »

Pour les salariés, il est inutile de saisir vos heures

Pourquoi cette insistance, de sorte que personne - on le pressent - n’y dérogera ? C’est étrange : parmi les collaborateurs, nul n’ignore que les données recueillies sur Project Manager sont indispensables à la facturation interne. Ce n’est pas nouveau, covid ou pas. Peut-être parce que cette consigne ne... va pas de soi. Ou qu’elle jure avec celle qui suit. Cette seconde « consigne importante » concerne le reporting des heures des employés. L’affaire est expédiée d’une phrase : « Pour les salariés, il est inutile de saisir vos heures dans le logiciel d’Horoquartz ».

Des « Hoppers » en semi-clandestinité

Le directeur des services d’information du groupe Hopps, qui réfère directement aux actionnaires, demande donc à ses équipes, sur un ton que chacun reçoit comme un ordre impérieux, de renseigner pleinement (un travail à plein temps) le logiciel de gestion de projets, sur lequel les journées s’enchaînent. Dans le même temps, les employés ont consigne de ne pas indiquer leurs heures sur celui qui les gère. C’est pourtant une obligation et ces heures évaporées existent, comme le manager vient de l’indiquer.

Ces ordres installent un schéma singulier qui déroge au fonctionnement habituel. De fait, la direction orchestre un double reporting et une double comptabilité : d’un côté des factures, de l’autre pas de travail. Pendant la période du confinement, l’entreprise vit ainsi sa vie dans une semi-clandestinité, mais pleinement. Pourtant, les mentions (et le décompte) « Retenue. Act. Partielle » et « Indem. Activité partielle » apparaissent bien sur les bulletins de salaire des mois de mars, d’avril et de mai 2020.

Pour plus de discrétion, les salariés sont également invités à communiquer sur une boucle WhatsApp dédiée, pour « des conversations off ». Baptisée « Les confinés BI », elle est activée le 17 mars, à 11h30. Par cette précision : « Les messages envoyés dans ce groupe sont désormais protégés avec le chiffrement de bout en bout. »

Les bulletins de Bruno Justet démontrent que 80% de son salaire a été pris en charge par l’État. Sur trois mois, 157,65 heures sont réglées par la collectivité. En avril, 98,22 heures sur 121,33 - l’analyste décisionnel est au 4/5ème - sont payées sur fonds publics au titre du chômage partiel. Or, sur cette même période (en mars, avril et mai 2020), Bruno Justet a travaillé à temps plein, ainsi que le conseil de prud’hommes d’Aix-en-Provence l’a établi.

D’autres documents que Blast s’est procurés le confirment. Les reportings Saphir, utilisés par les ressources humaines pour la gestion des absences, sont l’équivalent de la bible : c’est sur la base de ses indications que la société a transmis aux services de l’État les informations pour déclarer ses salariés au chômage. On y apprend qu’ils ont été mis au chômage partiel jusqu’au 6 mai 2020. Pour sa part, Bruno Justet a été déclaré hors service du 18 au 31 mars, puis du 6 au 30 avril et enfin du 4 au 6 mai. Des périodes pendant lesquelles il n’aurait pas dû travailler.

La défense fait le vide

En juin dernier, devant les conseillers prud’hommaux d’Aix-en-Provence, les « arguments » de la défense n’ont même pas fait illusion, face à ces pièces et à la gravité des charges. L'employeur a cherché à empêcher l’examen de ses méthodes, avançant que « seul l'État peut solliciter le remboursement des indemnités indument versées aux salariés par un employeur souhaitant frauder le système mis en place ». Il fallait oser... se découvrir ainsi – et c’est loupé. Il n’avait rien de consistant à opposer au dossier aussi roboratif que solide de son accusateur. Face aux courriers, notes de service, dizaines de mails, de textos, conversations sur les messageries, retranscriptions d’enregistrements audio et aux pointages renvoyant à la période prétendument chômée, il a cherché à défaut à le disqualifier, dénonçant le « colportage de prétendus propos sans possibilité de vérifications ». Parole d’expert, est-on tenté d’écrire, pour l’ex-groupe de logistique et de livraison, incapable de fournir quoi que ce soit à l’appui de ces propos. Par exemple ses propres pointages, impossibles à (re)trouver.

Parfaitement conscience

Devant cette défense famélique, qui signe une forme de reconnaissance du système de fraude, le conseil de prud’hommes s’est montré implacable. « Les courriels de la direction ainsi que les échanges retranscrits et l'absence de la part de l'employeur d'un suivi précis de l'activité exercée par ses salariés invalident sa réponse », tranche-t-il. Pour prononcer sa condamnation pour travail dissimulé. Il est utile de la relire, car chaque mot compte dans cette phrase : « La société HOPPS GROUP avait parfaitement conscience de demander à ses salariés de travailler à temps plein et « d'assurer la continuité de service » tout en bénéficiant du dispositif exceptionnel de chômage partiel avec la prise en charge de 80% des salaires. »

À l’heure des comptes

Particulièrement choquante, l’organisation de cette fraude que Blast révèle à travers cette enquête impose des suites. Elle tombe aussi sous le coup des lois pénales, qui prévoient de lourdes peines contre les patrons indélicats. Il suffit de compiler la presse des derniers mois et prendre connaissance des sanctions prononcées contre ceux qui ont cru pouvoir profiter de la crise sanitaire (pour se refaire une santé sur le dos du contribuable) pour avoir une idée de la sévérité des tribunaux saisis dans ce type de dossiers un peu partout en France. La justice est alors sans tendresse pour infliger de la prison ferme à des petits patrons débrouillards, à la tête de boîtes modestes, sans commune mesure avec un groupe de la taille de Hopps.

Cette main particulièrement lourde des juridictions pénales a été encouragée par le pouvoir politique et les déclarations pleines de fermeté du gouvernement et des ministres – même si les juges se prononcent en fonction de la loi. A l’image d’une Elisabeth Borne ou d’une Muriel Pénicaud. La seconde, ministre du Travail du gouvernement Philippe à l’époque du Covid, avait prévenu, intransigeante : « nous n’aurons pas de complaisance avec les fraudeurs ».

Choquante, l’organisation de cette fraude l’est encore pour une autre raison. Elle renvoie aux réseaux qui ont soutenu et protégé les dirigeants de Hopps/Adrexo/Milee et leur gestion plus que borderline contre vents et marées. Malgré les alertes, warnings en surchauffe, les atteintes au droit du travail et condamnations à répétition, l’usage douteux des moyens de l’entreprise et les montages occultes, l’évaporation des fonds mobilisés, à peine versés, les salaires et les fournisseurs non payés. Alors que l’évidence a rattrapé tout le monde, droit dans le mur, il est temps de s’interroger sur cette incurie et la coproduction de ce qui relève, ni plus ni moins, d'une cavalerie. Une réalité qui a été masquée, qu’il ne fallait pas voir et surtout pas laisser voir.

2020, l’année où tout est permis

Le plus sidérant dans ce scandale, c’est que le groupe Hopps, quand il détourne l’argent du « quoi qu’il en coûte », se trouve sous la loupe du Comité interministériel de restructuration industrielle (le CIRI), qui l’a mis sous sa protection et copilote l’entreprise pour tenter de la sauver du naufrage. Placé sous l’autorité de Matignon, cet organisme logé dans la forteresse de Bercy est animé par la direction du Trésor (1). C’est donc l’aristocratie de la haute fonction publique, la crème de l’ingénierie financière de l’État, qui est mobilisée pour surveiller l’entreprise et ses filiales, dont elle ausculte le fonctionnement, les comptes, les finances et les bilans, dans leurs moindres vibrations. Mais il y a mieux, ou plutôt pire : au moment où la fraude s’organise, Hopps vient de boucler un dossier vital.

Ce plan de refinancement conclu en février et mars 2020 n’a pu être obtenu que grâce à l’engagement de l’État, de Bercy et du CIRI. Sur les 31 millions dégagés, 6 sont accordés par l’État via un moratoire sur les dettes fiscales et sociales, que Hopps ne paie pas. Pendant la crise sanitaire, rebelote : l’État concède un nouveau moratoire, sur les dettes sociales et de TVA. A la fin de l’année 2020, le cumul de ces facilités se chiffre à 64,5 millions d'euros, pour l’ensemble du groupe. Et quelques mois plus tôt, en 2019, 86 millions d’euros avaient déjà été obtenus grâce à la mobilisation de l’État, encore et toujours. Le plan de février/mars 2020 ne règlera rien, au final : trois ans plus tard, il sera suivi d’un énième refinancement, avec toujours le CIRI à la baguette, et toujours en pure perte.

Pour être complet, parachever ce tableau infernal et prendre toute la mesure de cette affaire, il convient de rappeler que, cette même année 2020, les patrons d’Adrexo et de Hopps négocient par ailleurs avec Bercy et la place Beauvau le marché de distribution de la propagande électorale (lire à la suite). Un contrat signé le 16 décembre 2020 pour 4 ans et près de 94 millions d’euros. En interne, devant ses salariés, la direction de Hopps qualifiera cette manne de « providentielle ». L’argent du contribuable et de la démocratie a bon dos. Avec le résultat que l’on sait.

Au fond des choses

Depuis la fin de partie sifflée par le tribunal de commerce de Marseille, c’est aux liquidateurs de gérer les affaires courantes de l’ex-Milee/Adrexo et de la maison-mère, post-écroulement. L’illusion Hopps n’est plus qu’un champ de ruines.

Vous m’apprenez le sujet

Du trio de patrons autrefois flamboyants, portés disparus, un seul a fini par répondre à Blast. Par mail, Éric Paumier indique découvrir cette histoire de fraude. « La situation de liquidation de Milee ne m’a pas permis de suivre ce genre de dossier. Vous m’apprenez le sujet. Je ne peux donc pas réagir à part affirmer que la Direction de l’entreprise n’a jamais demandé de réaliser des opérations sans rémunérer les salariés. »

Côté syndicats, on observe la situation de près, chez ceux de l’ex-Milee. À FO, on reçoit la décision des prud’hommes arrachée par Bruno Justet comme « un soulagement et une victoire », en soulignant qu’elle est « très amère ». C’est « seulement une pièce d'un vaste puzzle », constate Guillaume Commenge, qui pointe « la défaillance d'un système [qui] ne doit pas échapper au regard de la représentation nationale ». « Il n'a pas dû exister en France une telle violence sociale, ni exercée si rapidement, depuis un siècle, c'est inouï en 2024. » Le secrétaire fédéral FO Presse Edition Publicité réclame aujourd’hui « la mise en place d'une commission d'enquête parlementaire », qui doit « convoquer les dirigeants du groupe », « non seulement au sujet de l'utilisation des fonds publics, leur conditionnalité et leur contrôle, mais également au-delà sur la passation des marchés publics, par exemple de services publics essentiels à la démocratie ou à la cohésion sociale comme l'organisation des élections ». De son côté, la section CGT de Milee se dit « heureuse de cette décision du tribunal ». Elle aussi « espère que cela ira au-delà, concernant les actionnaires de feu-Milee ainsi que feu-HOPPS Group ».

Des rumeurs existaient

En apprenant la décision rendue par le conseil de prud'hommes d’Aix-en-Provence, Philippe Viroulet, à la Confédération autonome du travail (la CAT, syndicat majoritaire), estime pour sa part que « ce n'est pas une surprise », car « des rumeurs existaient depuis la période covid ». Le syndicaliste rappelle que « le groupe Hopps et sa filiale Milee ont régulièrement été accusés de comportements illégaux », que « la société Milee, précédemment nommée Adrexo, est connue dans tous les conseils de prud'hommes de France », mais aussi que « les services de contrôle avaient assuré que tout allait bien. » En toute logique, Philippe Viroulet regarde aujourd’hui dans leur direction : « Nous attendons désormais qu’ils se penchent à nouveau sur le sujet. » Son organisation va par ailleurs verser cette décision de justice au dossier de procédure collective qu'elle prépare. Il s’agit de « rechercher, dans un premier temps, à lister les anomalies de gestion des actionnaires. Nous affirmons que ce sont ces anomalies qui ont provoqué la chute de l'entreprise. »

Ouvrir les yeux

Ce jugement du 12 novembre 2024, conjugué aux éléments que Blast rend publics dans cette enquête, est une bombe. S’il est difficile d’en mesurer les possibles fragmentations et conséquences potentielles – pour cela, il faudra(it) que la justice se donne les moyens d’enquêter ou que le Parlement s’en empare sérieusement, pour aller au bout de ce scandale, faire réellement la lumière et demander les réparations que les citoyens et les ex-salariés sont en droit d’attendre -, une chose est sûre : cette affaire est particulièrement grave.

Alors que la galaxie Hopps s’est (logiquement) écrasée après avoir été maintenue artificiellement en lévitation, avoir bénéficié de protections insensées, avalé dans une folle course en avant des centaines de millions d’euros passés on ne sait où, alors que les AGS croulent devant l’ampleur de la casse sociale et que de nombreux dossiers d’ex-salariés de Milee et Hopps ne sont toujours pas traités, reste, au-delà d’un jugement qui ne mâche pas ses mots, à regarder en direction de ceux qui ont mis en place ce système. Les patrons et dirigeants de ce vaisseau ivre, on l’a dit. Il faudra cibler aussi quelques marches plus haut, regarder vers Bercy, l’Intérieur (ses anciens locataires) et l’Élysée, pour écrire l’histoire de ce qui est un des plus grands scandales de celle de la Macronie, tellement elle est symptomatique de ses faux semblants, ses errances, mensonges, ses fausses valeurs, coteries, ses illusions et ses solidarités prédatrices. Un monde qui est lui-même une caricature.

Et un chantier à mener, encore.

(1) Le secrétariat général du CIR est géré par le Trésor.

Une affaire sur écoute... mais sans écoute

Quand le système de détournement du dispositif du chômage partiel se met en place chez Hopps à la mi-mars 2020, suite aux mesures annoncées par le gouvernement pour accompagner le confinement, Bruno Justet tente de faire valoir ses droits auprès de ses supérieurs. Pour qu’on le laisse au chômage... quand il l’est. Mais, très vite, il se retrouve face à un mur. Pris au piège, persuadé de perdre son emploi s’il refuse ce que la direction impose, il décide d’enregistrer ses interlocuteurs (sans les prévenir) pour anticiper des temps futurs qu’il pressent difficiles, et se protéger.

La démarche, singulière, a été validée par le tribunal des prud’hommes. Réalisés par un huissier, versés au dossier, les PV de retranscription de ces conversations ont désormais valeurs de pièces incontestables. Leur contenu n’a d’ailleurs fait l’objet d’aucune contestation, par aucun des interlocuteurs enregistrés à son insu.

Pourtant, l’inspection du travail a refusé de prendre en compte ces éléments. Elle n’a pas voulu les écouter, reprochant à Bruno Justet de les avoir réalisés. Or, la jurisprudence récente (Cour de cassation et Cour européenne des droits de l’homme) valide désormais le recours à ce type de dispositif, qui pourrait sembler déloyal ou illicite, à condition de ne pas porter atteinte au-delà du périmètre de l’affaire et si c’est le seul moyen pour établir la vérité (ou la bonne foi). Une bien étrange absence de curiosité, une fois encore, de l’État, ses services et des administrations rattachées au ministère du Travail dès qu’il s’agit de Hopps, ses filiales et ses dirigeants. La protection du CIRI, sous laquelle cette galaxie a vécu sous cloche pendant des années, a décidément durablement marqué les esprits. Chacun semble avoir compris le message : pas… touche et regarde ailleurs.

Appel or not ?

A ce jour, à notre connaissance, le liquidateur n’a pas fait appel de la décision d’Aix-en-Provence. Il disposait d’un mois pour interjeter appel. La décision, rendue le 12 novembre, a été notifiée le 14. Elle est arrivée aux destinataires le 18.

A priori, le délai d’un mois est donc écoulé. Mais il semble qu’il pourrait être prolongé pour des problèmes de notification, justement.

Dans ce type d’affaires, le liquidateur s’abstient généralement de faire appel.*

Fraude au chômage, ce que dit la législation

Les codes pénal et du travail prévoient que le délit de fraude ou de fausse déclaration est sanctionné par une peine d’emprisonnement qui peut aller jusqu’à 2 ans pour les personnes physiques, avec une amende de 30 000 euros.

Un cran plus haut, le délit de travail dissimulé est également orchestré par le code du travail. Enfin, le délit d’escroquerie est, selon le code pénal (article 313-1), puni d’une peine qui peut aller jusqu’à 7 ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende.

Repères

En 2021, la France découvre stupéfaite le nom d’Adrexo, cette société à qui l’État a confié pour la moitié du pays la distribution des professions de foi des candidats aux élections départementales et régionales, au détriment de La Poste (l’opérateur historique). Retentissant, le fiasco de son exécution met gravement en cause l’organisation et la sincérité de ces scrutins, obligeant le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à retirer en catastrophe ce marché à Adrexo. Puis à répondre aux questions de la commission des lois du Sénat, constituée en commission d’enquête pour faire la lumière sur cette affaire.

Trois ans plus tard, rebaptisée Milee, l’ex-Adrexo est liquidée en 2024 après l’été par le tribunal de commerce de Marseille, ainsi que sa maison mère Hopps Group, une double liquidation jetant à la rue près de 12 000 salariés. Une catastrophe économique et sociale qui est la plus importante de l’année. Il faut remonter au siècle dernier et aux années 80 pour retrouver pareille hécatombe. A peine actée, elle est pourtant aussi vite oubliée par les autorités et l’actualité, passés à autre chose.

En 2021, Blast avait publié une série d’enquêtes retentissantes qui dévoilaient la façon dont le ministre de l’Intérieur Darmanin avait menti devant la commission d’enquête et dont les éléments laissaient voir, derrière le scandale Propaganda, comment Adrexo, Hopps et leur patrons avaient bénéficié d’incroyables indulgences et protections au plus haut niveau de l’État et du pouvoir. Assurant la fortune du trio de patrons de Hopps, au détriment de l’argent public, de l’entreprise et de l’emploi.

Le OFF de l’enquête

Difficile de trouver des acteurs du dossier qui en parlent... Blast a pourtant essayé, multipliant les sollicitations, par mails, messages sur répondeur et appels sur messagerie. Il faut bien le constater : la pêche est maigre, voire quasi nulle.

Au premier rang, le trio PPS, comme on les appelait chez les ex-« Hoppers » – le surnom mignon que la direction et le management de feu Hopps donnaient à leurs salariés adorés. Pour chacun des membres du triumvirat, Frédéric Pons, Guillaume Salabert et Éric Paumier, nous avons déposé un mail le 12 décembre sur leurs boîtes électroniques personnelles, avec nos questions et les points sur lesquels nous sollicitions des éclaircissements, puis doublé ces messages d’un texto sur le téléphone portable de chacun d’eux, le 13 décembre. Des trois, seul le troisième nous a répondu, par mail. Une réaction purement formelle (lire plus haut), bottant en touche sur ces questions qui fâchent.

Du côté des autorités et de l’administration, le 12 décembre toujours, nous avons sollicité le ministère du Travail, pour avoir une réaction à la condamnation de Hopps Group pour fraude au chômage partiel et travail dissimulé et savoir quelles pouvaient être les suites envisagées. Nous relevions également que Bruno Justet se plaignait de ne pas avoir été entendu par le ministère et ses dépendances alors qu’il n’a eu de cesse de les alerter avec ténacité, depuis près de trois ans. Peut-être que le ministère et ses services sont en vacances anticipées : pas de réponse, ni signe de vie.

Blast a par ailleurs contacté l’Urssaf des Bouches-du-Rhône. Un inspecteur, qui a eu le dossier en main, nous a renvoyé vers le directeur régional Christian Barbe, à qui nous avons adressé un message et des questions via son compte personnel Linkedin, ce 17 décembre. Pas de réponse. C’est dommage, les Urssaf sont en première ligne dans ce dossier Hopps/Milee. Nous aurions voulu savoir par exemple si des suites ont été données aux éléments transmis par Bruno Justet : un article 40 peut être, ou se joindre à la plainte pénale déposée par ailleurs par l’ex-salarié de Hopps ? Silence radio, donc.

Enfin, même constat du côté du parquet d’Aix-en-Provence, auprès duquel cette plainte a été déposée le 4 août 2023. Nous avons sollicité le procureur Jean-Luc Blachon le 11 décembre, sur son mail personnel et celui de son secrétariat. Pas de réponse, sur l’ouverture d’une éventuelle enquête. Notre relance, deux jours plus tard, n’a eu aucune utilité.

Olivier-Jourdan Roulot - Xavier Monnier

Date de dernière mise à jour : 01/01/2025

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