Spécialiste américain du Sahel et de l’armée française, Michael Shurkin vient d’écrire l’oraison funèbre de la France en Afrique dans un article sans concessions, mais révélateur des arrière-pensées américaines.
La France doit-elle quitter le continent noir ? Pour Michael Shurkin, les jeux sont faits. « Time’s up for France in Africa » écrit cet ancien analyste de la RAND et de la CIA, reflétant le sentiment des milieux militaires et diplomatiques américains.
Il juge que la France n’a aucun intérêt fondamental dans le Sahel – de fait son « pré carré » en Afrique n’existe plus que dans quelques têtes malades. Il note également avec justesse qu’une partie des masses sahéliennes ne lui reprochent pas ce qu’elle fait, mais d’être présente.
Il ne s’agit donc pas pour la France de s’accrocher à un bout de désert misérable et surpeuplé où l’on ne veut plus d’elle, mais de trouver une ligne de crête entre le renoncement et l’acharnement. Il lui faut impérativement revoir en profondeur ses modes d’action et les conditions de sa présence en Afrique, tout en veillant à ne plus y consumer sans profit une trop grande part de ses forces.
Arrière-pensées américaines
Mais Shurkin va beaucoup plus loin. Il estime qu’elle doit rapatrier ses hommes, fermer ses bases et renoncer à tout rôle stratégique en Afrique, quitte à y conserver un reliquat de soft power par le biais de la francophonie.
Pour lui, ce serait elle le problème, plus encore que la Russie, puisque la vague pro-russe actuelle ne serait que l’expression d’une francophobie devenue endémique sur le continent. De fait, la misère croissante et l’insécurité persistante en prédisposaient les populations à trouver un bouc émissaire. Les opérateurs russes en guerre de l’information le lui ont fourni en désignant l’ancien colonisateur et en s’opposant à lui. Seulement, et ceci est passé sous silence, ils ont eu la part belle parce que le terrain avait été préparé de longue date par le French bashing et les opérations d’influence américaines.
Shurkin reprend d’ailleurs un narratif stratégique américain classique en écrivant que leurs relations avec la France « ont sans doute entravé le développement économique et politique des pays africains ». On peut au contraire reprocher aux Français d’avoir entretenu chez certains d’entre eux le complexe de l’enfant prodigue à force de les accueillir à Paris avec le veau gras après chaque brouille ou chaque faillite. Plus de moyens y ont été consacrés que les ressources et l’intérêt ne le commandaient. Il est douteux qu’aucune autre puissance n’en fasse jamais autant.
En arrière-plan, les attaques portées par la presse et les responsables américains contre la laïcité nourrissent le soupçon d’une islamophobie d’État française, jusque dans des pays amis tels que le Sénégal . La promotion de la désastreuse politique des minorités à l’anglo-saxonne a brisé le projet de société post-raciale qui constituait un des facteurs du rayonnement universaliste français. Le financement par Washington de la mouvance extrémiste « décoloniale » a eu des effets délétères dans les banlieues françaises, mais aussi en Afrique francophone. Ses thèses victimaires complotistes, parfois relayées par les diasporas présentes en France, ont été prises pour argent comptant. Si la Russie a financé et relayé le discours francophobe d’un Kémi Séba, l’Amérique a promu celui de Rokhaya Diallo. Les deux empires avaient le même intérêt à écarter la « puissance d’équilibres » française. Paris n’a pas vu venir le danger et s’est laissé prendre à un encerclement narratif.
Percluse de frustrations et perméable aux récits décoloniaux, une partie de la jeunesse urbaine désœuvrée et préservée du terrorisme s’est dressée contre la France. Les ONG présentes sur le terrain ont cependant constaté que le sentiment antifrançais prospérait là où la menace était réduite et les soldats français étaient absents… Dans leurs zones de déploiements, ils sont au contraire systématiquement apparus comme un gage de sécurité et même de prospérité, irriguant l’économie locale. Obsédé par ses engagements sur le terrain, la France a délaissé et perdu le combat informationnel.
Shurkin conclut que les USA et les autres nations européennes ne provoquent pas les mêmes réactions de rejet que la France et appelle cette dernière à leur céder la place au Sahel. Or, les besoins de la région sont avant tout sécuritaires et personne n’imagine sérieusement les Allemands quitter leurs tentes climatisées pour accompagner les armées locales au feu. L’allusion aux Européens est purement sémantique. Les Américains souhaitent sacrifier la présence française pour y substituer et pérenniser la leur.
Entre hostilité et perte de confiance
Pour comprendre le point de vue américain, il faut rappeler deux constantes dans la manière d’appréhender l’armée et la diplomatie française à Washington. La première est l’exaspération quant à leur autonomie. Les Américains ont une logique de bloc et conçoivent l’alliance comme un alignement. Toute distorsion n’est pas loin d’être perçue comme une trahison. On se souvient de la crise aigüe provoquée par le refus français de cautionner l’invasion de l’Irak. Le lauréat du prix Pulitzer Thomas Friedman avait alors résumé l’état d’esprit outre-Atlantique en écrivant que la France ne méritait pas son siège au Conseil de sécurité. Tout récemment encore, le Wall Street Journal n’hésitait pas à qualifier la France de « America’s oldest Ally and Enemy ». Une idée courante est que la France n’existe plus sur la scène internationale que par sa capacité et sa propension à s’opposer à l’Amérique.
Une autre tendance des Américains, récurrente depuis 1940, est le doute quant à la capacité française à assumer des responsabilités internationales. Ainsi, tout en apportant loyalement un appui indispensable à l’action de Barkhane, ont-ils avancé leurs pions et développé leurs propres réseaux. Depuis son retrait du Mali, ils ne croient plus Paris capable de tenir un front, même secondaire en Afrique, dans la nouvelle Guerre froide qui les oppose au bœuf chinois et à la grenouille russe. L’Amérique a les moyens d’oublier ses propres échecs, mais ne pardonne pas ceux des autres. Sa culture du résultat l’incite à écarter de la table un partenaire qui a perdu ses jetons.
De son point de vue, la seule action d’éclat française de ces vingt dernières années est l’opposition à la guerre en Irak, dont elle lui tient encore rigueur.
De son point de vue, la seule action d’éclat française de ces vingt dernières années est l’opposition à la guerre en Irak, dont elle lui tient encore rigueur. La France a autrement fait preuve d’un amateurisme diplomatique flagrant par son intervention en Lybie, déstabilisant durablement tout le Sahel ; elle ne s’est que péniblement tirée du guêpier ivoirien ; elle s’est mise toute seule hors-jeu au Levant ; elle a vu trop grand en Indo-Pacifique avant d’être rappelée à la réalité par l’AUKUS ; malgré ses remarquables succès militaires tactiques, elle s’est ridiculisée en Centrafrique, au Mali, au Burkina, au Niger où elle s’est systématiquement laissée prendre sans réagir au même tour ; elle a montré son inconséquence en Ukraine en passant du dialogue avec Poutine « qu’il ne fallait pas humilier » à la promotion de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ; enfin, ses projets de Défense européenne se sont heurtés à la menace russe contre laquelle elle a pu déployer un millier d’hommes et les Américains 100 000.
Neutraliser la France en la normalisant
Pour Michael Shurkin, « sortir d’Afrique diminuerait, dans une certaine mesure, la stature globale de la France, mais la réalité est que la France – comme la Grande-Bretagne – a beaucoup de ressources et, franchement, d’autres priorités qui reflètent mieux ses intérêts ». Priorités qui se limiteraient à une participation accrue à la défense du glacis européen dans un cadre atlantiste et, éventuellement, à une présence exotique dans l’Indopacifique où lui manque un espace susceptible de déranger le système américain.
Paris entrerait dans la course au meilleur allié de Washington, comme les autres nations du Vieux Continent, au lieu de cultiver son exceptionnalité.
Le statut de la France en Afrique confère à Paris un prestige et des marges de manœuvre inconciliables avec le projet « d’Occident » aligné derrière la bannière étoilée. Le jeu américain consiste à faire passer l’exception stratégique française pour une anormalité ; pour la lubie « séparatiste » et dangereuse d’un peuple sympathique, mais prétentieux, dont l’intérêt bien senti serait de rejoindre le bercail occidental et d’y faire bloc. Cette curieuse antienne trouve un écho auprès des nations européennes, qui ont abdiqué leur souveraineté pour le protectorat américain, mais aussi à l’extérieur. Elle répand l’idée de l’illégitimité de Paris à jouer un rôle international indépendant.
La convergence entre fédéralistes européens et atlantistes contre l’autonomie stratégique française renforce cette tendance. Ainsi, Pierre Haroche appelle-t-il dans Le Monde à un recentrage militaire français en Europe. Il fait écho à Shurkin, qui fait semblant de confondre l’adaptation de l’armée française aux affrontements de haute intensité avec un choix capacitaire conventionnel lourd tourné face à l’Est. La loi de programmation militaire a heureusement évité cet écueil en sanctuarisant ses capacités de projection mondiales.
De toutes les menaces stratégiques qui pèsent sur la France, les plus menaçantes sont la provincialisation et la normalisation. La fin de son identité stratégique consacrerait son absorption définitive dans le monde anglo-saxon. Elle y perdrait son âme et le monde un héraut du multilatéralisme.
La France a encore les atouts d’une puissance globale
Les Français ont-ils les moyens d’inverser la tendance ? Probablement, à condition de faire preuve de plus de rigueur et de constance stratégique qu’au cours des deux dernières décennies. Leur situation est moins mauvaise que leurs compétiteurs ne le laissent entendre. À défaut de troupes nombreuses, ils ont déployé des détachements solides en Estonie et en Roumanie face à la menace russe. Elle occupe un rôle important dans la formation des combattants ukrainiens et la fourniture de matériel à Kiev.
Au Moyen-Orient, les points d’appui de Djibouti et des Émirats arabes unis donnent à Paris des capacités d’intervention reconnues et appréciées dans la région.
L’Amérique latine est un autre champ prometteur pour l’action de la France. La récente conclusion d’un partenariat amphibie entre les Troupes de Marine et le Corpo de Fusileiros Navais symbolise un regain d’intérêt pour la région et une prise de conscience des opportunités qui s’y ouvrent.
En Indopacifique, le succès de la mission Pégase cet été, qui a vu l’envoi d’une force aérienne de 19 appareils dont 10 Rafales dans la région, a montré des capacités de projection de puissance unique en Europe – au point de susciter des réactions hostiles de la Corée du Nord et l’enthousiasme de la Corée du Sud, du Japon ou de l’Indonésie. En y investissant et en y réaffectant certains moyens fixés au Sahel, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, jusqu’alors sous-valorisées et mal défendues, constitueraient un atout remarquable. Est-il totalement utopique d’imaginer Nouméa devenir un jour un petit Singapour français et de concevoir une politique indopacifique ambitieuse, qui serait le pendant moderne de la politique arabe gaullienne ?
Paris pourrait également se recentrer sur « l’Afrique utile », celle du littoral. Si elle y a perdu son statut de partenaire exclusif, elle y demeure un acteur important et recherché. Rebaptisées « pôles opérationnels de coopération », ses bases de Dakar, Libreville et Abidjan apportent une précieuse garantie de stabilité aux pays bénéficiaires. Elles lui permettent également de rayonner vers l’Afrique non-francophone, où elle a beaucoup plus d’intérêts économiques et pas de passif colonial. Les partenariats stratégiques et militaires avec la France sont recherchés et battent leur plein en dehors du trou noir sahélien. Puissance non-alignée dont l’excellence opérationnelle est unanimement reconnue, elle n’a plus les moyens de se montrer réellement intrusive. Aussi répond-t-elle particulièrement bien aux besoins et aux aspirations multipolaires du continent.
Ce qui est en jeu n’est donc pas simplement la présence de la France au Sahel ou en Afrique. C’est son maintien en tant que puissance globale souveraine ou sa réduction à une puissance périphérique « betteravisée » en Europe.
Ce qui est en jeu n’est donc pas simplement la présence de la France au Sahel ou en Afrique. C’est son maintien en tant que puissance globale souveraine ou sa réduction à une puissance périphérique « betteravisée » en Europe. Par extension, la nature même des relations entre les grandes démocraties en dépend : formeront-elle un bloc rigide, impérial, derrière les États-Unis ou seront-elles capables de constituer une alliance souple dans un cadre multilatéral, bien plus à même de défendre leurs intérêts et leurs valeurs ?
Sans doute l’Amérique et les Européens ont-ils besoin d’une voix pour leur rappeler les dangers respectifs de leur hubris ou de leur faiblesse. Incontestablement, le monde a-t-il besoin de puissances moyennes autonomes comme la France pour trouver de nouveaux équilibres, donner leur place aux nations émergentes, appuyer sans les étouffer les États les plus fragiles et éviter les logiques de confrontations directes entre blocs.
Raphaël Chauvancy
Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.