En géopolitique, une actualité chasse souvent l’autre - médiatiquement, s’entend. Qui se soucie encore du retour des talibans en Afghanistan ? Sûrement les mêmes pour qui le conflit russo-ukrainien a laissé la place à son homologue israélo-palestinien. On meurt toujours là-bas comme à Gaza, mais on n’en parle pas ; ou alors de moins en moins. À ce titre, que dire du calvaire des Arméniens du Haut-Karabakh, cette enclave chrétienne en Azerbaïdjan, terre musulmane ?
Le journaliste Jean-Christophe Buisson, du Figaro Magazine, naguère très en pointe dans la défense d’une Serbie en proie aux bombardements de l’OTAN, et aujourd’hui farouche défenseur de la cause arménienne, vient nous rafraîchir la mémoire en postant ce message sur X :
Ici interrogé, ce dernier précise : « La presse française est dans un tel état de délabrement financier qu’il n’est plus possible, à nous comme à nos confrères, de payer à l’année des correspondants à l’étranger. La seule source consiste alors à s’en remettre à ceux de l’Agence France-Presse. Mais son correspondant de Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, n’a pas toujours les coudées franches, le régime local n’étant pas farouche partisan de la liberté de la presse… »
La première question demeure celle des frontières héritées de l’URSS. Ce à quoi Jean-Christophe Buisson nous répond : « Staline, nationaliste géorgien, était bien conscient de la question des nationalités. Voilà pourquoi il a fait de l’Empire soviétique une sorte de peau de panthère. » Diviser pour mieux régner, en quelque sorte. D’où la Crimée abandonnée à l’Ukraine, pour ne citer que ce seul exemple.
L’illusion du « choc des civilisations »…
Puis, l’actuel conflit opposant Arméniens et Azéris obéit-il à cette logique de « choc des civilisations », d’un affrontement global entre chrétienté et islam, prônée par certains, d’Éric Zemmour à Michel Onfray au premier chef ? Même si la dimension religieuse n’est pas à négliger, elle n’en est pas primordiale pour autant. Jean-Christophe Buisson, toujours : « À ce compte, la Russie de Vladimir Poutine devrait défendre l’Arménie orthodoxe, et l’Iran, république islamique chiite, se battre bec et ongles pour l’Azerbaïdjan, autre république tout aussi chiite. »
Seulement voilà, rien n’est jamais aussi simple : « L’Arménie a pris un virage pro-occidental, ce qui ne peut que déplaire au Kremlin. Lequel a besoin de Bakou pour "blanchir" le gaz et le pétrole exportés à l’Ouest. L’Iran, au lieu de défendre ses coreligionnaires, demeure l’un des principaux soutiens des Arméniens. Parce qu’il ne veut pas que ces derniers passent trop vite sous influence américaine. » Il est un autre fait que, hormis les chrétiens, perses de longue date, nombreux sont les Arméniens à avoir trouvé refuge en Iran, après les massacres perpétrés par les Jeunes Turcs d’obédience laïque. Sans compter que cette minorité religieuse demeure le principal intermédiaire entre Téhéran et l’Occident, de par leurs réseaux et leur savoir-faire en la matière. Il n’en coûte généralement que 5 % des transactions, pourcentage de mise en Orient.
Et Israël, dans tout cela, dont le soutien à l’Azerbaïdjan n’est pas mince ? Pour notre interlocuteur, ce paradoxe n’est que de façade : « Si Tel Aviv aide Bakou, c’est seulement pour garder un œil sur la frontière entre Azerbaïdjan et Iran. » Et la Turquie ? « Comme Moscou, Ankara veille à attiser le conflit sans qu’il ne s’enflamme trop. Erdoğan a besoin de Poutine, et l’inverse est tout aussi vrai ; tant ces deux autocrates n’entendent pas que cette région stratégique se transforme en brasier, tout en se mettant d’accord pour en chasser les Américains. »
Et la France, dans tout ça ?
Ne reste plus qu’à poser la question qui fâche : la position de la France. Pour Jean-Christophe Buisson, cette dernière cèle en elle ses propres limites : « Le Quai d’Orsay a son tropisme turcophile. Quant à Emmanuel Macron, que j’ai eu l’occasion de rencontrer, sa position est des plus inconfortables. Naturellement, il serait plutôt pro-arménien. Mais la France a besoin de ce pétrole et de ce gaz azéris que nous nous sommes interdits d’acheter à la Russie. Du coup, ayant trop penché vers l’Arménie tout en essayant de maintenir de bons rapports avec l’Azerbaïdjan, aucune des deux parties ne nous considère comme un interlocuteur fiable et un arbitre potentiel. Remarquez que le même homme aura réussi ce tour de force consistant à se brouiller à la fois avec le Maroc et l’Algérie. »
Pour résumer, on devrait toujours relire Jacques Bainville, maître en géopolitique issu de l’Action française, dont François Mitterrand avait fait l’un de ses auteurs de chevet.
Nicolas Gauthier