Comme chaque année vont se dérouler dans le cadre somptueux des Îles Féroé les chasses traditionnelles aux globicéphales noirs et aux dauphins. Dénommées localement Grindadráp, ces chasses sont en réalité des massacres abominables. Jadis perpétrées par nécessité, elles sont désormais devenues très largement inutiles. Au nom de la tradition, une minorité des habitants les perpétuent malgré tout, le couteau en main et les jambes baignant dans un flot de sang…
La tradition du Grindadráp* est très ancienne : elle daterait d’avant l’An Mille, et le premier document qui en atteste l’existence est un décret royal norvégien de 1298, communément dénommé « Lettre des moutons ». Mais en réalité cela fait belle lurette que cette chasse ancestrale ne répond plus aux besoins essentiels des habitants de ces îles danoises**. Leurs conditions de vie, austères en période estivale et particulièrement rudes en saison hivernale, ont en effet été nettement améliorées au cours des dernières décennies, grâce notamment à la modernisation des relations maritimes et aériennes entre l’archipel et le continent (Danemark et Norvège).
Il en est résulté une diversification des approvisionnements en nourriture appréciée par les habitants, et notamment par les plus jeunes d’entre eux, majoritairement attirés par un mode de vie différent. Peu à peu, ces changements ont induit une évolution des pratiques alimentaires, et cela d’autant plus que la publication d’études scientifiques a démontré que les globicéphales et les dauphins qui fréquentent les côtes féroïennes concentrent des doses plus ou moins importantes de produits toxiques cancérigènes. En l’occurrence des HAP et des PCB, mais aussi des métaux lourds, dont la présence dans les organismes des cétacés est directement liée à la pollution des eaux de l’Atlantique nord.
Au vu de ces constats, la consommation de chair et de graisse des globicéphales et des dauphins est déconseillée. Pour cette raison, de moins en moins d’îliens en constituent des réserves, contrairement à leurs aïeux qui en salaient ou en séchaient de grandes quantités qu’ils conservaient dans des locaux dédiés. À noter que quelques restaurants pour touristes proposent – couleur locale oblige – cette viande sur leur carte***. Et pourtant, cette année encore, des centaines de globicéphales et de dauphins vont être massacrés lors des Grindadráp qui auront lieu au cours des prochains mois. En 2021, il a même été décimé 2089 cétacés, dont 1428 dauphins en une seule journée, le 15 septembre !
La méthode de chasse est simple : dès qu’un groupe de cétacés a été repéré – on utilise désormais pour cela des moyens techniques modernes comme les sonars ou la VHF –, une flottille de bateaux se rend sur zone et forme, autour des animaux, un arc de cercle fermé par un filet afin de les rabattre vers une grève sableuse située au creux d’une anse ou au fond d’un fjord (il existe 23 sites officiels). Faute de pouvoir s’échapper de la nasse ainsi constituée, la plupart des cétacés s’échouent sur cette grève. Et ceux qui ne se sont pas échoués sont tirés vers le rivage avec des gaffes plantées dans leurs évents (les harpons ont été interdits en 1985). Le massacre peut commencer...
Les enfants invités au carnage
Seuls les Féroïens mâles – les femmes sont interdites de Dráp – se chargent de la mise à mort des globicéphales et des dauphins. Tous sont armés d’outils aiguisés pour l’occasion comme des lames de rasoir : le Mønustingari et le Grindaknívur (couteau traditionnel décoré, et transmis de père en fils). L’un sert à trancher le dos de l’animal pour sectionner la moelle épinière ; l’autre à lui ouvrir le cou, afin qu’un maximum de sang s’échappe en flots spectaculaires du corps en vue de faciliter la conservation des chairs, puis à le dépecer. Très vite, les eaux deviennent rouges du sang des animaux, pour le plus grand plaisir des acteurs de ce massacre et d’une partie des spectateurs, fascinés par cette orgie sanglante.
On imagine sans mal la terreur des cétacés, confrontés, impuissants, à la mise à mort de leurs congénères avant d’être eux-mêmes tués. Une pratique inadmissible aux yeux des militants de plusieurs associations, notamment Sea Sheperd Conservation Society, dont les membres se mobilisent depuis de longues années – et sont parfois lourdement sanctionnés – pour tenter de mettre fin à ce qu’ils considèrent comme des massacres devenus inutiles. Non sans raisons : les Féroïens consomment de moins en moins de viande de globicéphale ou de dauphin, et ils n’ont plus besoin d’huile animale pour s’éclairer, ni que l’on fabrique de vêtements ou autres objets en cuir de cétacé pour les besoins de la vie courante.
Bien qu’un nombre croissant de Féroïens soient opposés au Grindadráp ou s’en détachent peu à peu, la pratique de cette chasse, considérée, malgré son évidente cruauté, comme un élément culturel majeur de l’archipel, ne disparaît pourtant pas. D’aucuns, parmi les observateurs, pensent même que les actions menées par Sea Sheperd – ainsi que les campagnes d’opinion du WDCS (Whale & Dolphin Conservation Society) – ont un effet contre-productif sur la mentalité des Féroïens. Sans ces actions et l’écho médiatique qui leur est donné en Scandinavie, le Grindadráp serait, d’après eux, voué à une disparition progressive inéluctable.
Au lieu de quoi, les attaques dont ils sont l’objet incitent les Féroïens à perpétuer ces carnages par fierté identitaire, même si de telles chasses sont de moins en moins justifiées par le mode de vie moderne. Ici et là, les enfants des écoles sont même invités à assister à ce spectacle macabre sur fond de mer rougie par le sang des globicéphales et des dauphins ! Et c’est ainsi qu’en 2024 des centaines d’animaux marins seront massacrés sur les grèves féroïennes, comme 1,5 million d’autres cétacés avant eux depuis le 18e siècle. Et comme chaque année, les gouvernants du Danemark, pays pourtant signataire de la Convention de Berne sur la « Conservation de la vie sauvage », resteront muets, arguant du statut d’autonomie des Îles Féroé pour se laver les mains de ces actes barbares !
A. Fergus
* Ce terme est une contraction des mots féroïen Grindhvalur (globicéphale) et Dráp (meurtre, mise à mort).
** Situées dans l’Atlantique nord, grosso modo à équidistance des îles écossaises Shetland, de la Norvège et de l’Islande, les Îes Féroé dépendent de la couronne danoise mais bénéficient d’un statut comparable à celui du Groenland. Comme ce dernier, elles sont régies par un gouvernement autonome.
*** Cela peut être sous la forme de steak ou du traditionnel Tvøst og Spik (littéralement viande et graisse) garni de pommes de terre.